"Je ne comprends pas."

C’était vrai, aussi surprenant que cela puisse paraître. Il se trouvait présentement dans une situation des plus complexes, à devoir comprendre ce que voulaient ces gens. Il tourna vers eux l’œil intérieur, tentant de percer le voile épais et floral qui recouvrait leurs faces, sachant pertinemment que ce qui dansait devant son esprit n’était qu’une hallucination. Il tenta de percer la mousse épaisse, ignora les parfums entêtants et les cris déchirants des plantes qui tendaient leurs bras suppliants vers lui, tentant vainement de lui communiquer un message. Les doigts de sa main valides se tendirent doucement vers les lianes, leurs mouvements tressaillant résonnant avec ceux de ses propres terminaisons corporelles. Il effleura le visage de l’individu, son contact traversant le reflet amorphe des plantes et le brisant. Il put voir le vert de la chlorophylle saigner dans l’air, le troubler de ses lourdes senteurs avant de prendre une teinte violacée et lumineuse pour s’envoler, la fumée dessinant dans son ascension des symboles ésotériques. Il ne comprenait pas. Il sentit la main de l’individu heurter la sienne, et la retirer de son visage. Il sentit le contact froid et humide de sa peau s’estomper, et regarda ses deux petits yeux s’emplir d’une colère sans nul doute légitime.

Les mains dures et caleuses de l’homme vinrent heurter sa poitrine, le repoussant en arrière et coupant son souffle. Lucius, hébété, assista à ce spectacle de très loin, ressentant la douleur et le choc qui se répandaient comme une trainée incandescente dans corps, allumant sur leur passage ses terminaisons nerveuses. Il aurait sans doute dû à ce moment réagir, conscrire les forces de son être et de sa volonté pour lutter contre le danger. Il ne parvint à la place qu’à pousser un petit grognement désarticulé, son esprit totalement déconnecté de son corps réduisant ses capacités au même niveau que celle d’un nourrisson. Il heurta le sol, l’herbe épaisse de la berge amortissant quelque peu sa chute, et il sentit alors le premier coup de son vis-à-vis partir. Si se faire pousser et perdre l’équilibre avait été une expérience désagréable, ce n’était rien à côté de ce qu’il vivait en ce moment. Peu habitué à prendre des coups, son corps de porcelaine commença à se fissurer. Ses éclats se dispersèrent en lambeaux de soie charnus, portés par la brise de la montagne. Ils vinrent se poser sur l’eau, et la féconder, laissant des lotus ressemblant à des mains pousser le long de grands tentacules d’obsidienne. Ils se déposèrent dans les branches des arbres, et ces dernières fleurirent, leurs fruits lourds et gorgés de sucs hurlant alors qu’ils prenaient leur première respiration. L’herbe se fit rouge, puis bleue puis rose, et le ciel convergea à l’horizon, dévoilant le vide intolérable qui entouraient leur existence.

Il regarda autour de lui, et inspira longuement, l’air refroidi par l’altitude lacérant presque ses poumons encore troublés par son aventure. Il tenta de comprendre ce qui venait de se passer, laissant son regard vagabonder autour de lui. Il regarda les corps mutilés des trois individus, et l’air terrifié de la foule qui contemplait son œuvre. Il sentit le sol sous ses pieds, ou plutôt avec ses pieds. Il sentit ce sol de chair et de sang et d’or qui pulsait au même rythme que son cœur, et sentit le poids familier de ses tentacules pendre au bout de son bras mutilé. Il sentit l’odeur de la mort, et le sacrifice insensé des trois hommes. Il sentit une larme inexistante perlait au coin de son œil, et le parfum de l’argon dans ses narines. Il marcha loin de l’endroit, sa chair magique réintégrant son enveloppe charnelle dans un bruit assourdissant de silence. Il ne comprenait pas. Il avait perdu le contrôle, encore. Encore une crise, une de plus qu’il allait devoir tenter d’expliquer. Il se mit à courir, sachant qu’il devait fuir les lieux. C’était déjà un miracle que personne ne l’arrête après qu’il ait troublé la quiétude de l’endroit. Il chercha à faire taire les protestations indignées de la machine de son corps, et se força à penser à autre chose.

Un pas. Penser à ce qu’il devait faire. Un autre. Penser à ce qu’il ne devait pas faire. Encore un. Et puis un autre, et encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste rien à lui que la douleur et la nécessité et le désir impérieux d’être ailleurs, à défaut de plus être. Pourquoi avait-il tué ces gens ? Que lui voulaient-ils, et qu’avait-il réellement fait lorsqu’il avait perdu le contrôle ? Il s’arrêta à l’ombre d’un large conifère, l’odeur douce de la résine calmant un peu ses nerfs mis à vif. Il s’affala contre le tronc, le souffle court, et tenta de remettre dans ses idées.

L’ordre n’est pas ce qui te rend magnifique et dirigé. Tu n’es pas une ligne, mais une spirale étalée sur plusieurs dimensions. Tu considères mal le problème.

Ce n’est pas le moment.

Le moment de quoi ?

Le moment.

Si tu écoutais plus régulièrement ce que tu disais, nous serions bien plus efficaces. L’œuvre qui nous guide réclame une attention plus soutenue, et ce genre d’écart ne constitue rien de plus qu’un contretemps. Tu te perds dans des considérations indues.

Si je ne le fais pas, qui le fera ? Certainement pas toi.

Tu n’écoutes pas.

Je veux rester humain.

Plonge ton regard dans l’eau claire du lac, et regarde ton reflet. Dis-toi seulement si après cela tu penses vraiment pouvoir être considéré comme un de ces enfants qui parlent. Qui marchent et qui respirent. Qui se meuvent et qui…

Assez. Assez !


Il voulut se relever pour aller boire et apaiser son gosier enflammé, mais ne parvint qu’à rouler et à se tirer péniblement jusqu’à l’eau salvatrice. Il n’avait pas besoin de ses yeux pour se regarder et contempler son image, mais refusait de lui donner cette satisfaction. Il n’avait pas besoin de sacrifier son identité pour accomplir ses buts, puisque c’était cette dernière qui les générait et qui s’assurer que ses actes soient toujours féconds. Il devait simplement suivre. Suivre, et surtout faire de son mieux, et s’assurer que son mieux soit toujours suffisant. Il était souvent dur de ne pas basculer dans les abîmes accueillants que lui promettaient ces conversations, et il savait que c’était là un voyage qu’il ne pourrait faire qu’une fois, et que dans un seul sens. C’était un interdit hypnotique contre lequel il devait lutter, un test qui mettait à l’épreuve sa volonté. L’eau du lac aspergea son visage, porté par des mains tremblantes et malhabile, déposant sur sa face un film clair et froid. Il but, aspirant goulument de larges gorgées du précieux liquide, ignorant les grognements de son estomac encore retourné. Il ouvrit son regard, laissant la fleur s’épanouir, et regarda par inadvertance le visage qui lui faisait face dans ce miroir insolent de pureté.

Détestable.

Et soudain, il vit un autre visage au-dessus du sien. Il se demanda brièvement si ses hallucinations revenaient le troubler, s’il allait devoir tenter de les noyer en passant à travers la frontière de l’eau, mais se rendit rapidement compte qu’elle lui semblait trop étrange. Trop commune à la stabilité de bon aloi du monde extérieure. Elle ne hurlait pas des couleurs indicibles et son être restait normalement cantonné dans l’espace qui lui avait été assigné. Il se retourna, et la dévisagea, ne sachant pas ce qu’elle lui voulait. Ce n’était pas important. Il ne voulait pas la voir. Il sentait sur elle l’odeur méphitique d’un propos antithétique au sien, il voyait dans le gris acide de son aura et du halo de sa tête et dans le bruit de l’air qu’elle volait au monde et dans la manière ophidienne qu’elle avait de se mouvoir un présage nocif. Il devait fuir. Il devait survivre. Il la regarda, sa fatigue oubliée, ses sens en alerte. Il était en danger, et sa conscience refusait de le quitter. Il était en danger, et il attendit avec méfiance qu'elle exprime le but de son intrusion.