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Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée]

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MARIA GRIMEBORNE

Civils — Les dents de la mer Pirate

Identité




  • Race : Vampire ; cyborg.
  • Âge : 112 ans.
  • Orientation sexuelle : Elle mange de tout, selon son humeur.
  • Situation personnelle : Inconditionnellement enchaînée à son indépendance.
  • Nationalité : Akanthienne.

Points de caractéristiques

  • Physique :
  • Agilité :
  • Force :
  • Endurance :
  • (Techno)magie :
  • Mana :
  • Puissance :
  • Contrôle :

Compétences [3/3 slots]

Faute de grives, on mange des merles. Maria, depuis qu’elle est en âge de faire usage de ses canines, a toujours eu un gros faible pour le sang des salamandres. Celles-ci, malheureusement, ne sont pas légion dans le milieu maritime, aussi a-t-elle dû le plus souvent se contenter des sirènes et des tritons capturés ici et là au cours de pillages commis dans de petits villages côtiers ou dans les réserves d’esclaves de marchands négligents. Sa magie s’est infléchie en conséquence : elle a fini par développer une grande affinité avec l’eau, au point de pouvoir la manipuler à sa guise. Cela lui permettait de garantir la sécurité de son vaisseau, en le camouflant par exemple grâce à de vastes murs de brume et en égarant par là même ses poursuivants. Malheureusement, depuis que Razgriz s’est fait un repas de son bras et de son sein droits, et qu’elle a dû y substituer une prothèse, Maria ne peut plus compter sur sa magie, totalement détraquée par la cybernétisation. Elle a passé les dix dernières années à se rééduquer pour recouvrer toute son agilité, néanmoins elle ne s’est pas pour autant complètement accoutumée à ce membre bionique. Ainsi, sa poigne est peut-être un peu plus puissante qu’avant, mais son punch, lui, s’est considérablement affaibli : quand elle cogne trop fort, elle a toujours la désagréable impression que tout va foutre le camp ; or, considérant le prix exorbitant que lui a coûté cette foutue prothèse, elle préfère encore tout miser sur ses coups de pied, en attendant de trouver une solution plus satisfaisante.

Détection :
C’est un système de fouille implanté dans sa prothèse, activable au moyen d’un bouton. Il permet l’envoi d’ultrasons pour détecter des objets de valeur dissimulés dans un rayon de vingt mètres – particulièrement utile lorsqu’il s’agit de partir à la chasse aux trésors. Une recherche par formes ou par mots-clés peut être programmée grâce à un clavier situé sur l’avant-bras pour plus d’efficacité. Concrètement, cela ne lui permet pas de voir à travers les différentes surfaces : après un scan fructueux, seul l’objet, dans sa virtualité, est approximativement reproduit sur un écran holographique. Pour le reste, c’est à elle de se frayer un chemin jusqu’à lui – et à ses potentiels gardiens. Il est à préciser que la détection deviendra inopérante en présence d’un brouilleur de fréquences ou d’un bon manipulateur d’ondes.

Pied marin :
Après avoir déserté la marine d’Akantha et la routine mortellement ennuyante de ses opérations maritimes, Maria n’a pas pour autant cessé de vivre en mer : les océans et ses innombrables voies, pour être devenus sa nouvelle patrie, n’ont quasiment plus aucun secret pour elle, désormais – elle a d’ailleurs constitué ses propres cartes, qu’elle fignole en permanence et garde très précieusement. À force de braver des tempêtes et d’explorer les eaux, elle est devenue une navigatrice hors pair : connaissant singulièrement bien les nombreux dangers qui guettent son équipage, elle n’a pas son pareil pour passer parmi les écueils, les vents et les courants ce qui, a priori, ne l’empêchera absolument pas de se jeter allègrement dans la gueule d’un dragon. Par conséquent, il peut être très laborieux de lui donner chasse, sa maîtrise de la mer lui permettant à la fois de s’attaquer à plus gros qu’elle – grâce à une embuscade pendant la traversée d’un détroit particulièrement dangereux, par exemple – ou de semer d’éventuelles autorités lancées à sa poursuite en les attirant sur des routes maritimes difficilement praticables.
Vivant essentiellement à bord de son navire, ses escales sur la terre ferme sont courtes et aussi peu nombreuses que possible. En vérité, elle ne se sent vraiment à l’aise que dans les secousses tantôt douces, tantôt violentes des flots, et comme pour contrebalancer sa grande habileté en mer, elle est secrètement sujette au mal de terre.

La Némésis :
Son navire actuel, successeur du Belfast, détruit par Razgriz en 407. Là où le Belfast était un brick remarquablement rapide et teigneux armé d’une dizaine de canons, la Némésis est une frégate beaucoup moins modeste et subtile, dont Maria avait déjà commencé la construction quelques années auparavant dans la perspective d’élargir les horizons de son équipage. Assemblé petit à petit sur une île déserte où aucun autre navire n’aurait songé à mouiller, son achèvement, motivé par la hargne de son capitaine à peine sorti d’une lente et pénible convalescence, a englouti la majorité des fonds rassemblés au gré des nombreux pillages perpétrés par le Belfast durant les dernières décennies. Destiné à accueillir une quarantaine de canons, il n’en comporte actuellement que douze, faute de moyens ; mais Maria semble bien décidée à parachever son armement, qu’il soit physique ou magique. Plus difficile à manipuler, mais plus puissant, nul ne sait trop, parmi son équipage, ce qu’elle compte en faire, à terme ; et nul n’ose vraiment le lui demander, de peur de se faire dire, sans doute, que la Némésis est en réalité vouée à rendre Razgriz manchot.

Physique

Mieux vaut immédiatement oublier le canon de beauté vampirique et considérer plutôt les ravages que peuvent provoquer quatre-vingts années passées à barouder en pleine mer : Maria, n’en déplaise à ses aristocrates de parents, a désormais une sale gueule qui n’a rien d’engageant et suggère le plus souvent un majeur bien tendu. Elle abrite sous les manches de son manteau à larges basques les bras forts et sous ses gants en cuir les mains dures d’un escrimeur. À sa décharge, son mode de vie fait qu’elle cogne beaucoup plus qu’elle ne caresse – et à cet égard, elle ne semble plus vraiment faire la différence entre son visage et son genou. Sa « féminité » a totalement été contrariée par les exigences de la piraterie qui interdit toute mignardise et sa carrure est définitivement devenue celle d’une virago exercée à contraindre. Seule l’intensité de son activité physique a permis à son mètre quatre-vingt-sept de ne pas s’empâter dans une complexion trop hommasse : rompue au combat, elle a le corps nerveux, aux muscles longs et déliés qu'elle a graduellement appris à déployer avec une souplesse et une vélocité toutes reptiliennes.
Sa mise, contre toute attente, ne reflète en rien l’extravagance de son caractère. Elle garde généralement ses armes à la ceinture et se vêt principalement de couleurs sombres, préférant la sévérité et la commodité aux bigarrures et à la frivolité. Ses pantalons, pour la plupart élimés, sont le plus souvent glissés dans des bottes ou des cuissardes à larges rabats, tandis que des renforts en métal ou en cuir lui protègent le buste sans trop entraver ses mouvements. L’unique excentricité qu’elle se permet est le port d’un masque représentant une tête de mort barrée d’un trait écarlate. La tradition, chez les pirates Grimeborne, veut que ce masque soit taillé par chaque capitaine nouvellement intronisé à même le crâne de son prédécesseur. Maria, pour des raisons qu’elle tait résolument, est très attachée au sien et consent à le retirer seulement si les circonstances l’y obligent.
En un sens, c’est bien malgré elle rendre service aux regards les plus délicats en leur épargnant une image qui heurterait assurément leur vue. Maria conserve très peu de choses de la potiche plus ou moins subtile qu’elle aurait pu être à la cour d’Akantha. Son visage a beaucoup souffert de ce qu’elle l’a utilisé bien plus comme un troisième poing que comme un outil diplomatique. Une longue cicatrice larde son œil droit et croise sans vraiment s’y fondre une autre scarification, prétendument « artistique » celle-ci, qui marque amplement sa tempe et sa joue à l’effigie d’un Roi des Océans stylisé. Son crâne, de ce même côté, est grossièrement rasé depuis que les flammes d’une salamandre y ont contrarié la pousse de ses cheveux. Ceux-ci constituent d’ailleurs par leur opulence l’un des seuls vestiges de l’aristocrate qu’elle était autrefois : bruns, aux reflets cuivrés, la combinaison de l’air marin et du soleil qu’elle a souvent dû endurer sur le couchant les a franchement roussis par endroits. Bien qu’elle les porte longs, elle n’en prend pas spécialement soin ; toutefois elle semble y tenir assez – sans que nul n’en sache la raison – pour ne pas les raccourcir d’un bon coup d’épée.
À travers les orbites évidées de son masque, elle pose sur chaque chose un regard gris et opaque où serpente une arrogance indomptable. Non, décidément, la flamme qui luit au fond de son œil n’est pas celle du dévouement : sans chaleur, pourvu d’une âme minuscule – juste de quoi vivre. Il y a au bout de ses cils la narquoiserie méprisante de celle qui ne s’en laisse pas conter et sur la longue ligne de son nez un accent de provocation et de sévérité tout à la fois, auquel fait écho l’arc incisif de ses sourcils. Les sourires qu'elle laisse échapper le plus naturellement sont inamicaux – presque mordants – et généralement de mauvais augure. Elle n’a enfin aucun velours dans la voix : quoique celle-ci soit chaude et grave, elle ne flatte pas l’oreille, bien plus accoutumée à enfler impérieusement pour donner des ordres qu’à séduire ou consoler d’un murmure – ses susurrements, du reste, sont toujours malsains.
Dans ses plus beaux jours, elle a parfois une certaine nonchalance dans l’attitude, une économie dans les gestes qui peuvent être perçues par ses hommes comme une forme d’élégance et de charisme, lointain, très lointain souvenir de l’excellente éducation qu’elle a reçue. Alors, sa démarche peut être parfaitement posée, de celles qui prennent leur temps et déroulent soigneusement les muscles, sans vraiment trahir la vigueur qui les anime ; mais le reste du temps, celle-ci figure au contraire l’avancée inexorable d’un char d’assaut : énergique, martiale, prompte à tout écraser sur son passage.
Enfin, une prothèse faite de métal et de fil lui tient lieu de bras droit. Consolidée au moyen d’un assemblage de sangles qui lui ceinture le buste, elle enveloppe disgracieusement son épaule et le sein qu’elle a perdu. En dépit de son étanchéité, elle semble mal s’accommoder du sel marin et nécessite un entretien très régulier pour lequel Maria n’a aucune patience.


Caractère

Son équipage, s’il devait vous parler d’elle, serait bien en peine de savoir par où commencer. Le mot pirate suffirait sans doute si elle-même, par les dérèglements et les bizarreries de sa conduite, n’en avait pas complètement redéfini les contours.
Tous s’accorderont à dire que Maria a l'orgueil au couteau, celui qui ne passe rien, qui fait se tenir debout quand tout s'écroule autour. L’âme fière et batailleuse, affermie par une estime de soi dont on peut légitimement penser qu’elle confine trop souvent à un narcissisme exaspérant, elle exige le meilleur d’elle-même comme de son équipage. Nul ne tarde jamais à s’apercevoir qu’elle est d’une intransigeance invivable et nombreux sont les matelots à être passés par-dessus le garde-corps de son navire, soit qu’ils aient promptement été jetés à la mer en raison de leurs insuffisances, soit qu’ils y aient plongé de leur propre chef pour se soustraire à une existence qui aurait amolli le courage des hommes les plus endurcis. Elle met en effet un point d’honneur à se montrer inflexible en toutes circonstances et ne saurait par conséquent s'embarrasser des petites délicatesses communément destinées à ménager les susceptibilités. Ceux qui se sont montrés assez résilients ont cependant fini par comprendre que sa sévérité brime finalement moins qu’elle ne stimule, illustrant par là même sa foi en l’émulation : dans les moments les plus critiques, Maria agit beaucoup plus qu’elle ne parle, et voit en l’exemplarité un agent bien plus opérant qu’un beau discours.
Elle n’est pourtant pas exactement ce que l’on peut appeler un capitaine raisonnable et mesuré : sa réputation exécrable, maintes fois vérifiée, n’a jamais permis à qui que ce soit de se détendre à bord de son vaisseau. De fait, elle ne lésine pas sur les moyens pour apprendre à ses hommes à vivre sur le qui-vive. Impétueuse, ses sautes d’humeur sont terribles, et ses matelots affirmeraient sans doute que la mer, au gré de ses pérégrinations, l’a rendue aussi versatile et imprévisible que ne peuvent l’être les flots… s’ils n’étaient pas persuadés de se retrouver aussitôt avec la marque de sa botte indélébilement imprimée au derrière – car elle a les poètes et les niais en horreur. Elle n’a jamais eu la moindre notion de ce qu’est « mettre du baume au cœur » ou « caresser dans le sens du poil » : comble d’inconfort pour ceux qui doivent la côtoyer, sa langue est acide et, toute manipulatrice qu’elle puisse être, elle ne met guère de ces fioritures tant en vogue à dire à son prochain ce qu’elle pense de lui.
Alors pourquoi demeure-t-on à ses côtés ? Ce n’est sûrement pas sa gouaille insoutenable qui garantit la cohésion de son équipage. D’aucuns vous diraient que c’est sans doute la cupidité, accessoirement la crainte ; d’autres, plus enhardis, évoqueraient tout bas une foule de menus détails qui contribueraient, paraît-il, à rendre le capitaine Grimeborne étrangement sympathique aux yeux de ses plus anciens matelots.
Taraudée en permanence par un goût on-ne-peut-plus prononcé de l’aventure, toujours en quête de nouveaux défis, Maria ne sait pas tenir en place, essentiellement parce qu’elle n’a jamais appris à s’ennuyer. Contre toute attente, elle n’est pas foncièrement cupide : l’argent, au fond, n’est que le nerf de la guerre, ne sert qu’à se frayer les chemins les plus sûrs et les plus lucratifs en soudoyant les bonnes personnes lorsque c’est nécessaire ; à rémunérer grassement son équipage et à améliorer son navire pour le reste. Elle-même vit de peu, ne cherchant dans la piraterie que le saccage d’un ordre prétendument pensé pour le bien du plus grand nombre et de belles odyssées, refusant obstinément de se mêler à une quelconque famille politique ou de faire dans le mercenariat. Il peut être difficile de la suivre tant elle déborde d’énergie et jusqu’à maintenant, les épreuves parvenues à l’éreinter durablement se comptent encore sur les doigts d’une main – en arrachant quelques doigts. Elle dort d’ailleurs relativement peu, et le plus souvent d’un seul œil, par mesure de prudence ; mais la sagesse dont elle peut faire preuve s’arrête ici. Les matelots qui ont assisté à sa lente évolution, s’ils avaient encore été là pour en témoigner, auraient probablement secoué la tête d’un air faussement maussade en assurant que les périlleux voyages en mer entrepris par la Grimeborne des décennies durant ont lentement mais sûrement achevé de la faire disjoncter. Elle semble en effet ne plus avoir le même rapport à la peur qu’un individu ordinaire – un peu comme s’il lui manquait un cerveau organe –, et ce qui était autrefois une hardiesse plus ou moins réfléchie déborde désormais largement les limites de la témérité. À cela s’ajoute un farouche et puéril esprit de contradiction qui lui fait voir rouge chaque fois que l’on a l’effronterie de lui dire quelque chose ressemblant de près ou de loin à : « Vous ne pouvez pas. » – c’est d’ailleurs ce qui peut la rendre aisément manipulable par les esprits les plus habiles.
Par bonheur, si elle dispose d’un talent tout particulier pour se foutre dans la merde jusqu’au cou, Maria s’avère également tout aussi douée pour en sortir… la plupart du temps. Ce n’est pas tant qu’elle a toujours un coup d’avance, plutôt qu’elle a une agaçante propension à savoir retomber sur ses pattes : par des ruses plus ou moins subtiles – voire franchement grossières par moments, admettons-le –, elle parvient généralement à tourner une situation imprévue à son avantage, voire, plus rarement, à tirer profit d’un désastre. En somme, elle est souvent dans la réaction plus que dans l’anticipation, ce que certains de ses compagnons n’ont pas manqué de lui reprocher – surtout depuis qu’elle a malencontreusement négligé de craindre un dragon ancestral pour avoir le culot, par-dessus le marché, de s’étonner candidement que cela se soit mal terminé. Les rares survivants de son premier équipage, encore secoués par la confrontation en dépit des années, commencent tout juste d’accepter les plaisanteries à ce sujet, n’osant trop attarder leurs yeux sur le bras bionique de leur capitaine lorsqu’elle prétend narquoisement que cela lui fait un point commun avec le Kraken, et tâchant de ne pas s’allonger par terre pour se laisser mourir quand elle ajoute avec aplomb que, si c’était à refaire, elle le referait.
On la suit pourtant sans renâcler. La manière toute bourrue dont elle protège ses matelots agit peut-être sur eux comme un charme. Il est difficile de croire, quand on a assisté à ses nombreuses exactions, qu’elle puisse se conduire avec une pleine et scrupuleuse loyauté lorsqu’il s’agit des siens. C’est pourtant le cas : elle voit son vaisseau et tout ce qui le compose comme un corps, c’est-à-dire que s’en prendre à l’une de ses pièces, quelle qu’elle soit, reviendrait en fait à s’attaquer à son intégrité tout entière. C’est qu’elle ne pense pas uniquement en termes de rentabilité lorsqu’elle recrute et forme les membres de son équipage : tous, d’une manière ou d’une autre, ont comme elle refusé d’être tenus en bride par le caractère arbitraire et intéressé des lois sociales. Ainsi écumerait-elle opiniâtrement toutes les mers pour récupérer le plus petit de ses mousses fait prisonnier, pourvu que celui-ci ait déjà véritablement fait ses preuves à bord de son navire – ce qui ne le dispenserait pas de recevoir ensuite une épouvantable rossée pour s’être laissé capturer.
Mais peu sont restés à ses côtés jusqu’au bout, en fin de compte. Même l’appât du gain ne suffit pas toujours à relativiser durablement les dangers océaniques, à accepter d’ériger, comme elle l’a fait, la piraterie en art de vivre. Maria ne possède de toute évidence pas le même système de valeurs que la plupart de ses pairs, et elle a selon toute apparence une morale très sélective qui s'accommode difficilement des manières policées inculquées à Everbright. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’a jamais été en disposition de se taire, encore moins de courber l’échine face à l’autorité, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre. En vérité, elle semble avoir très tôt développé une incorrigible mentalité de saboteur qui la rend tout à fait inapte aux subtilités relationnelles. Elle ne se reconnaît aucun maître, ne recule devant rien pour tromper l’ennui et apaiser un tant soit peu la soif d’aventures qui la dévore ; surtout, la défense de sa propre liberté peut la mener à déployer des raffinements d’horreur que tous ses acolytes ne sont pas en mesure d’assumer. Il y a sans doute derrière ses actes un fonds de pessimisme, plus qu’un quelconque plaisir à verser dans la criminalité ; mais pour avoir passé des années à observer la mesquinerie des individus, tout ce que l’on a pu se permettre au nom de l’instinct de conservation et de la croyance potentielle de tout être en sa supériorité individuelle, elle estime ne pas avoir à se justifier, ni à ployer le genou devant qui que ce soit.
De fait, en tant que capitaine, il est primordial pour elle d’afficher aux yeux de ses hommes une solidité inébranlable. Par conséquent, aussi forts que puissent être ses liens avec eux, Maria s’interdit catégoriquement de se livrer au moindre épanchement. C’est un véritable mur, cuirassé d’une étrange pudeur affective, dont tout l’équipage a appris à respecter les lourds silences. Pourtant, sa désinhibition apparente ne saurait tromper ceux qui la connaissent le mieux. En dépit de la légèreté pleine de bravade qu’elle affecte à ce sujet, il semblerait que l’amputation de son bras droit l’ait plus fragilisée qu’elle ne veuille bien l’admettre. Ayant toujours eu pleinement confiance en ses facultés corporelles, éperdument amoureuse du sentiment de liberté que lui conférait alors sa prestesse, elle doit désormais se fier à un membre qui ne lui appartient pas vraiment, et dix années n’ont pas suffi à balayer complètement l’écœurante sensation d’infirmité et de fragilité qu’elle éprouve chaque fois qu’elle doit en faire usage. Elle n’en dit rien, néanmoins, préférant naturellement se taire plutôt que de laisser échapper quelque chose qui pourrait s’apparenter de près ou de loin à un geignement.

Histoire


21 mai 387.

Par une radieuse soirée de juillet, Le Morgenster traçait un long sillon argenté dans l’Océan qui léchait les côtes de Mearian et Akantha. Il avait toutes ses voiles gonflées par un vent d’une délicieuse douceur et semblait désormais promettre un retour sans encombre aux négociants akanthiens qu’il transportait. Ceux-ci, d’abord ruinés par des spéculations trop hasardeuses, étaient maintenant impatients de revenir dans leur chère patrie avec des richesses acquises au prix de rudes labeurs et de périlleux voyages entrepris à Nueva. Akantha, approximaient-ils à vue d’œil, ne se trouvait plus qu’à quelques lieues ; aussi se réjouissaient-ils sur le pont supérieur, saluant leur terre natale de regards émus que le nuage salé de la mer n’aurait pu sécher, estimant avoir échappé pour de bon aux dangers de la navigation.

Un vieil homme, cependant, s’obstinait à rester appuyé sur le garde-corps, la mine assombrie par quelque mauvais pressentiment, déjà trop éprouvé par le sort, sans doute, pour se laisser tromper encore par les candeurs résiduelles de son imagination. Il demeurait opiniâtrement insensible aux peintures marines dont profitaient les autres passagers. La plupart essayaient joyeusement de distinguer, dans le lointain, les pierres colossales qui cerclaient majestueusement leurs terres arides, peut-être même les hautes tours finement ouvragées du palais d’Akantha, dont ils rêvaient les vastes galeries. La dernière fois qu’ils avaient pu contempler les arcatures à claire-voie qui frangeaient le splendide édifice remontait à presque six ans. Mais lui ne voulait voir qu’un présage dans les nuages qui saignaient au coucher du soleil. Il regardait l’horizon avec inquiétude, tandis que les figures des autres négociants s’épanouissaient dans un oubli complet des maux qu’ils avaient endurés. Il y avait comme une défiance du sort inscrite dans toute sa physionomie ravinée par le temps et l’infortune, et il semblait redouter quelque obstacle inopiné entre lui et les terres proches, si proches de sa belle et chaude Akantha, où sa famille l’attendait.

Son cœur creva lorsqu’il vit subitement des contours noirs, déjà aperçus quand le navire s’était définitivement éloigné de la pointe d’Ellgard, transpercer d’un coup l’horizon humide. Il se cramponna désespérément au garde-corps, cherchant confusément le regard du capitaine qui l’avait déjà rejoint, armé de sa longue-vue. « C’est le même navire qu’hier, n’est-ce pas ? » s’enquit-il à voix basse. « C’est bien lui, répondit le capitaine avec un dépit mêlé d’appréhension. Mais je ne comprends pas. Nous ne sommes plus qu’à quelques lieues des terres, la marine akanthienne aurait déjà dû le dissuader de nous donner chasse. » Le vieil homme fronça les sourcils. « Pourquoi ne nous rejoindre que maintenant ? De toute évidence, il est beaucoup plus rapide que votre satané Morgenster. » Le capitaine eut un grognement contrarié. « Une voie d’eau l’aura retenu ! Ou peut-être s’est-il d’abord assuré d’avoir la voie libre. Ce n’est pas bon. Je connais peu de navires qui auraient la folie de… » Au même moment, deux matelots, au haut des mâts, crièrent d’une même voix : « GRIMEBORNE !! »

Nul besoin de connaître ce nom pour comprendre qu’il s’agissait de piraterie : la voix des matelots, altérée par la panique, avait suffi à répandre une épouvante terrible dans le brick. Les passagers qui avaient tout simplement cru apercevoir un autre bâtiment de commerce se dispersèrent sur le pont dans une inexprimable confusion. « Par les couilles de Razgriz ! » jura le capitaine en abaissant sa longue-vue. Le vieil homme le retint par le bras comme il se détournait pour fortifier ses matelots. « Attendez ! Qui est ce Grimeborne ? Sommes-nous fichus ? » Les convenances voulaient que l’on n’inquiète pas les passagers en leur divulguant les innombrables menaces qui les guetteraient en mer tout au long de leur périple, lui expliqua-t-il sans cacher son mécontentement. Mais parmi les quelques noms dont on ne pouvait arrêter de se soucier à aucune étape du voyage, pas même lorsque le port convoité ne se trouvait plus qu’à deux heures, Grimeborne était en passe de devenir celui que l’on redouterait le plus d’entendre. « C’est le capitaine du Belfast, le petit bijou qui arrive sur nous comme s’il volait et que le vent s’était levé tout spécialement pour lui. Il commence à devenir difficile de compter ses victimes : il coule tout simplement tout ce qu’il croise, du modeste brick commercial à la frégate militaire. Nous aurions eu plus de chance de tomber sur une bande de corsaires. On peut encore négocier avec eux ; on ne peut pas négocier avec des pirates, à plus forte raison quand ils mettent un point d’honneur à ne pas faire de prisonniers. » Il eut un soupir rageur après avoir considéré les voiles de son vaisseau. « Mais tout n’est pas perdu. Le vent s’élève de plus belle, nous arriverons à Akantha. Il le faut, autrement je ne vous cache pas qu’il nous semblera plus doux de servir de repas à une horde de Memphrés. »

Le capitaine abandonna sans plus tarder le vieil homme à son désarroi, bien décidé à fuir ce danger et à gagner les terres akanthiennes à quelque prix que ce soit. Il éructa énergiquement ses ordres aux matelots, fit rapidement hisser toutes ses bonnettes, tribord et bâbord, pour offrir au vent inespérément favorable l’entière surface de ses voiles. Le Morgenster, grâce à ces habiles manœuvres, prit bientôt un nouvel essor qui redonna aux passagers les illusions de l’espérance. Mais soudain, par un brusque coup de barre qui ne pouvait qu’être volontaire, le timonier mit le brick en travers de la sourde lame de la mer ; les voiles, jusqu’alors gonflées par le vent, furent brutalement frappées de côté et battirent si fort que les vergues qui les retenaient se rompirent. Certains des négociants chutèrent, les cris de panique enflèrent de nouveau sur le brick. Le capitaine blanchit de rage en comprenant qu’un traître s’était infiltré dans son vaisseau. Dans un hurlement de fureur, il bondit sur le timonier en dégainant son poignard ; son élan fut tel qu’il le manqua, mais cela suffit à le précipiter dans la mer ; et ce qu’il vit en se penchant aussitôt par-dessus bord le stupéfia : « Un triton ?! » Il n’eut cependant pas le loisir de suivre l’éloignement de la créature qui nageait maintenant à toute vitesse vers le Belfast. Les yeux humides d’abattement, il dut courir à la barre pour essayer de remédier au désordre catastrophique qui bouleversait son pauvre navire. Ses jurons, malheureusement, ne le firent pas naviguer plus vite. À bout de souffle, il ordonna furieusement à ses matelots de tirer le canon d’alarme, dans l’espoir d’avertir la côte ; mais il lui parut soudain avoir sous-estimé la distance qui l’en séparait. Comme pour le lui confirmer, le Belfast, qui fendait la mer avec une célérité désespérante, répondit par un coup de canon dont le boulet vint s’abîmer à quelques mètres du navire.

« Ces fils de chien savent pointer leurs canons ! » s’écria l’un des matelots. « C’est sûr, quand il cause, çui-là, y a plus qu’à fermer sa gueule ! » enchérit un autre en descendant péniblement de son mât pour se mettre à l’abri. Le capitaine, excédé, vint le saisir par le col pour le secouer violemment : « Vous vous entraînez à lui pétrir les couilles dans l’espoir de pouvoir faire défection, bande de rats de cale ?! Montrez plus de zèle pour votre capitaine ou c’est moi qui vous canonne le cul ! » Mais tout était dit. Après avoir rageusement repoussé le matelot, le capitaine braqua de nouveau sa longue-vue du côté de la terre et, ne distinguant plus rien, exhala un énorme soupir. « Nous sommes encore plus loin d’Akantha que je ne le croyais… » admit-il, vaincu. Et à peine eut-il terminé de prononcer ces mots qu’un second coup de canon, mieux ajusté, envoya dans la coque du Morgenster un boulet qui l’éventra.


***

Mars 306 — Avril 324.

Maria Grimeborne, née Marianina Hoffmeister, fut à n’en point douter l’enfant le plus difficile de sa fratrie. Ni la chaleur d’Akantha, ni les efforts conjugués de ses précepteurs ne suffirent à l’assommer durablement. La sérénité du vaste domaine familial, sitôt qu’elle y ouvrit les yeux par un superbe mois de Mars, et jusqu’à ce qu’elle puisse s’y arracher, ne cessa jamais d’être troublée par ses frasques et ses cris. Sa mère l’aima avec une pudeur sévère qui la rendit maladroite envers sa fille, son père avec la distance complaisante que lui imposaient ses affaires à la Cour, et l’un comme l’autre fut peu disposé à suer pour discipliner son incorrigible progéniture – un aristocrate, par définition, ne suait pas.

L’audace et le caractère de Marianina fleurirent monstrueusement quand elle fut en mesure de parler et de marcher : tout, dès alors, laissa présager qu’elle ne s’accommoderait jamais de la passivité. D'une part très exclusive, les éducateurs n'étant pas issus de sa famille lui parurent d'abord illégitimes : ses précepteurs vécurent à peu de choses près un véritable cauchemar en sa compagnie et durent longtemps se succéder, remerciés au terme de performances plus ou moins fructueuses ; et d'autre part aventureuse, très sensible à l'espace qu'elle pouvait parcourir et à la découverte spontanée qui fait de l'enfance un rêve éveillé, elle ne souffrit pas d'être la dernière-née : au contraire, elle vit dans la priorité que l'on accordait à son frère et à sa sœur un moyen d'échapper aux enseignements plus rébarbatifs. Son égoïsme enfantin fut à l'origine de l'attachement qu'elle eut pour son aînée tout particulièrement, étrangère à l'envie, à la jalousie, à la rivalité ; peut-être parce qu'elle-même était une fille et qu'elle sentait déjà poindre en elle un sentiment étrange de solidarité.

« L'élève choisit son maître. » disait-on complaisamment pour commenter ses écarts, et de fait, par son irritabilité et son impétuosité, Marianina imposa à ses précepteurs le choix d'une éducation majoritairement libertaire. Elle était curieuse, mais refusait que l'on orientât sa curiosité. Elle aimait par-dessus tout éprouver les limites de son corps, et devenait malade de fureur dès que l'on cherchait à la tenir en bride – l'intention était louable, car elle se blessait souvent, mais elle souffrait plus encore de ne pouvoir aller à sa guise au sein du domaine familial. De ce fait, à l'âge de sept ans, on la confia à un maître d'armes qui se chargea de canaliser au mieux ses dépenses physiques. Les petites épées de bois et les hachettes de l'armurerie trouvèrent grâce à ses yeux ; découvrir la discipline spécifique qu'elles impliquaient commença de la rendre sensible à l'histoire militaire des différentes nations que l'on essayait alors de lui conter au quotidien. Cet enthousiasme motiva chez son précepteur du moment de longs discours de responsabilisation ; mais ceux-ci ne parvinrent pas à endiguer son indocilité.

Certes, elle s'épanouit dans l'exercice physique et dans l'art des armes plus que dans les disciplines intellectuelles ; fit du dépassement de soi une valeur, une véritable hygiène de vie et se reconnut à cet égard dans la mentalité akanthienne. Mais les affinités qu’elle se trouva avec la société s’arrêtèrent là : elle n'était pas faite pour la sédentarité, et une brève entrée dans le monde, peu avant sa majorité, devait par ailleurs le lui confirmer. La fréquentation des nobles de son âge mit effectivement au jour l'incompatibilité critique entre leurs jeux de masques et son franc-parler souvent déplacé ; si certains lui plurent, elle eut pour d'autres des paroles déplaisantes qui commencèrent d’entacher la réputation de sa famille. S'excluant ainsi elle-même du cercle aristocratique de ses parents et des mondanités qu'elle méprisait, Marianina, physiquement incapable de demeurer à la Capitale, de toute évidence destinée à être une femme d'épée et non une courtisane, embrassa sa sœur, ébouriffa les cheveux de son frère, puis s’enrôla résolument dans l’armée, échappant par là même aux horreurs diplomatiques et conjugales que l’on pouvait alors réserver aux « jeunes filles » de bonne famille.


***

21 mai 387.

Le capitaine, profondément consterné, avait dû se résoudre à mettre en panne. Le Belfast ne se trouvait plus qu’à quelques portées de fusil et présentait sans ambages les gueules sinistres de douze canons prêts à faire feu. « N’est-il pas censé y avoir des navires de patrouille toujours prêts à intervenir rapidement en cas d’attaque pirate ? » demanda le vieil homme qui se tenait à ses côtés, forcé d’assister, impuissant, à l’abordage imminent de l’ennemi. Le capitaine se tut, dépassé par l’extraordinaire concours de circonstances qui le forcerait, d’un instant à l’autre, à regarder la mort en face. Le vieil homme poursuivit avec défiance : « Sans doute ont-ils graissé la patte d’un équipage pour être sûrs d’avoir le champ libre ? La vôtre aussi, peut-être ? » Derrière eux, les autres négociants tremblaient et se lamentaient de ne pas avoir engagé, par avarice et prudence tout à la fois, quelque homme de main pour protéger les millions qu’ils avaient péniblement amassés ces dernières années. Le capitaine songea à les faire taire lui-même en les passant au fil de son épée, eux et ce vieil homme impertinent qui continuait de lui adresser des paroles désobligeantes. Mais son œil était invinciblement attiré par le navire ennemi, devinant, à mesure qu’il l’observait, tous les secrets de sa vitesse : la forme allongée et l’étroitesse de la coque en acier lui donnaient un élancement remarquable ; la haute et imposante mâture retenait un dédale de cordages habilement maîtrisé par l’ensemble des matelots solidement armés qui en orientaient la voilure avec aisance. Lorsque les deux navires furent presque bord à bord, la puissance de leurs gestes conféra au gréement une surprenante apparence de légèreté. Le capitaine, en considérant ces figures durcies par les rigueurs de la navigation, abandonna tout à fait l’idée de leur opposer la moindre résistance : Le Morgenster était équipé de quelques canons, mais ceux-ci, en l’absence d’hommes capables de manipuler une arme et disposés à se battre, ne constitueraient qu’une maigre et inutile temporisation face à des guerriers qui se tenaient ostensiblement prêts à les dévorer en cas de révolte. Ses épaules s’affaissèrent pour de bon quand une secousse indiqua que les deux vaisseaux venaient enfin de se toucher ; alors, le silence sépulcral qui régnait sur le pont supérieur, signe de l’intraitable discipline à laquelle leur capitaine les avait soumis par une puissante volonté de maîtrise, fut rompu par le hurlement énergique d’un officier : « Les grappins d’abordage ! »

Aussitôt, les matelots s’ébranlèrent comme l’aurait fait un seul corps, leste et nerveux. En un instant, Le Morgenster fut accroché au Belfast et, suivant les ordres que leur donnait l’officier, chacun d’eux bondit à bord de la prise, qui pour lier les poignets des matelots et des passagers, qui pour s’emparer des trésors qui reposaient dans les cales. Les négociants virent défiler, impuissants, leurs millions et leurs vivres, avant d’être eux-mêmes transportés et jetés sur le pont du Belfast comme de vulgaires marchandises. Comme le vieil homme traversait la passerelle à son tour, rudement poussé par l’un des matelots ennemis, il aperçut pour la première fois, au pied du grand mât, une haute silhouette, bras croisés, épaules épaissies par un long manteau en cuir et hanches ceinturées de deux hachettes et d’un pistolet. Il crut distinguer, dans l’ombre du chapeau à larges bords qui la garantissait du soleil couchant, les traits funestes et acérés d’un masque morbide. À la façon dont l’officier se tournait de temps à autre vers elle, il comprit que c’était de celle-ci qu’il prenait ses ordres depuis le début pour les répéter au reste de l’équipage dans de féroces hurlements, et qu’il s’agissait sans doute de leur capitaine. Mais il se surprit à ne distinguer les vestiges d’une hypothétique féminité qu’en tout dernier lieu. Le matelot qui le talonnait lui administra un solide coup de poing sur l’arrière du crâne sitôt qu’il remarqua l’insistance de ses regards. Il s’effondra sur le pont et n’assista à la suite des opérations qu’à demi-conscient. Le capitaine avait levé une main gantée vers ses hommes et, sur un ordre qu’il leur donna d’un sifflement déchirant, à peine étouffé par son masque, ceux-ci se précipitèrent de nouveau sur Le Morgenster, grimpèrent en haut de la mâture, s’accrochant aux cordages avec une habileté arachnéenne pour le dépouiller prestement de ses vergues et de ses voiles. C’était le signe, pour l’équipage du Morgenster, que leur navire serait coulé, faute de représenter une prise assez intéressante pour que le Belfast s’en embarrasse dans la perspective d’une revente auprès de ports peu scrupuleux. C’était le signe qu’ils ne bénéficieraient pas du sursis d’un ultime voyage, offert par la nécessité de réparer et d’entretenir le brick à moindres frais.

Le capitaine du Morgenster, mis à genoux sur le pont, serra fortement les mâchoires comme les matelots décrochaient les grappins d’abordage pour les ramener à eux. Il vit bientôt s’avancer sur le pont un jeune homme aux lourdes tresses brunes, dont la mise était, comme celle du lieutenant, plus recherchée que celle du reste de l’équipage. L’air placide, il leva tranquillement les mains, paumes tournées vers le vaisseau déserté qu’un ver de feu ne tarda pas à ronger. Les craquements sinistres du bois léché par les flammes hérissèrent la nuque du captif. Il ne put s’empêcher d’éprouver la résistance de ses liens, tout comme le firent les matelots infortunés qui, sans cérémonie, furent jetés à la mer pieds et poings liés en dépit de leurs ruades ponctuées de jurons. Leurs cris, plus ou moins rapidement suivis du bruit sourd de leur chute, formèrent à ses oreilles une écœurante clameur. Mais il ne sut ce qui le révulsa le plus : la terreur avec laquelle les négociants observaient le délestage barbare du navire ou la curiosité espiègle qu’arboraient les pirates tandis qu’ils considéraient les diverses manières dont les prisonniers tombaient à l’eau, leurs contorsions, leurs grimaces, la dernière goulée d’air qu’ils parvenaient à respirer grotesquement avant de boire tout à fait l’écume qui les auréolait. De toute évidence, il s’agissait pour eux d’un événement devenu parfaitement ordinaire : il n’y avait sur leurs traits ni moquerie, ni pitié, simplement une accoutumance détachée où n’entrait encore aucune lassitude.

Les canonniers, pendant ce temps-là, avaient repêché le traître qui avait compromis la fuite de son navire. Aidé de ses complices, le jeune triton passa promptement des vêtements secs et se dirigea vers son capitaine d’une démarche à peine incommodée par sa récente transformation. Il dut se mettre sur la pointe des pieds pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille, tout en désignant l’un des négociants agenouillés sur le pont. Grimeborne le considéra tout en flattant la crosse ouvragée de son pistolet, avant de se diriger vers lui d’un pas aussi tranquille que pouvait l’être celui d’un prédateur assuré de refermer les crocs sur sa proie.


***

Mai 329.

La salle de bal des Hoffmeister, finement apprêtée pour célébrer le mariage de leur fils, commençait graduellement à bourdonner. Le parfum des femmes embaumait l’air qui s’échauffait, les convives se dispersaient en groupes selon leurs affinités, curieusement attirés, pour la majorité, par les mets exquis déployés sur un copieux buffet ; on marchait quelquefois par inadvertance – ou exprès si l’on s’appelait Marianina – sur les traines de robes improbables, trébuchait sur des cannes d’agrément mal tenues. Les propos frivoles formaient un essaim de mouches au-dessus des têtes – « Gros tas de merde. » croyait-on entendre d’une certaine bouche dont on se demandait décidément ce qu’elle fichait là – et les sourires comme les faux-semblants se multipliaient très naturellement.

Retranchée près des fenêtres donnant sur la terrasse, Marianina remarqua sa sœur, Elise, le visage rayonnant, auréolé d’une charmante couronne tressée. Celle-ci essayait de la rejoindre, arrêtée quelquefois par l’exigence mondaine qui ne se contentait pas toujours de politesses distraites jetées çà et là. Elégamment vêtue d’une robe bleu et noir brodée de fil d’argent, elle semblait faite pour se rouler allègrement dans la boue chamarrée des mondanités et soutenir jovialement les conversations les plus insipides. Son bras fluet ne tarda pas à s’enrouler autour du sien. « N’aurais-tu pu faire un effort et choisir une tenue plus festive que ton uniforme d’apparat pour le mariage de ton propre frère ? » s’enquit-elle dans un sourire qui, au fond, ne lui tenait pas rigueur de ses indélicatesses. Marianina baissa les yeux sur le regard clair de sa grande sœur, un pli boudeur au coin des lèvres. « Il faut voir le bon côté des choses, répondit-elle en haussant maussadement les épaules : les broderies rendent le tissu trop rêche et m’empêcheront au moins de m’en servir plus tard comme d’un torche-cul. » C’était sa façon habituelle de punir les considérations vestimentaires. Sans lui reprocher sa grossièreté, Elise l’attira sur la terrasse où de rares convives s’étaient retirés après s’être mêlés à la danse qui animait le cœur de la salle. L’agréable fraîcheur du soir avait tout à fait emporté l’air suffocant du jour et la susurration paisible des criquets rendait l’endroit propice aux méditations contemplatives.

Une fois qu’elles furent assez isolées, Elise, appuyée au parapet en pierre, se laissa aller contre l’épaule de sa cadette, dans une posture familière qu’elle était accoutumée à prendre lorsqu’elles étaient plus jeunes et moins muselées par les convenances. « Klemens était heureux de te voir. » murmura-t-elle en promenant ses regards sur les ombres imperceptiblement mouvantes du jardin, une indéfinissable pudeur au bout des lèvres et des yeux. Si les Hoffmeister s’aimaient, ils n’étaient jamais parvenus à le manifester avec la dextérité qu’ils pouvaient déployer en société. Aussi se taisaient-ils, sans pour autant réussir à augmenter leurs silences du sens des mots qu’ils ne prononçaient pas. Marianina souffla bientôt son incrédulité par le nez. « Heureux que je lui aie présenté mes respects bien sagement, sans me faire remarquer. » rectifia-t-elle en abandonnant progressivement sa raideur au profit d’une attitude un peu plus détendue. Contre toute attente, il ne s’agissait là que d’un constat, étranger – ou presque – à la rancœur. Sa voix s’était simplement nuancée de moquerie. Sa famille, elle le savait, était encore échaudée par les déconvenues qu’elle avait pu provoquer dans leur cercle de relations, quelques années auparavant ; aussi avait-elle de très bonne grâce promis de se tenir tranquille pour épargner son frère et ce qui devait être le plus beau jour de son existence.

Elle sentit Elise frotter tendrement sa joue contre l’arrondi encore trop rigide de son épaule… « Que penses-tu de son épouse… ? » Et crut entendre un sourire malicieux dans sa voix. « Une belle plante, c’est sûr, déclara-t-elle en se renfrognant. On reconnaît bien là les goûts vulgaires et faciles de Klemens – je le lui ai dit, d’ailleurs. Tu te sens prête à la côtoyer quotidiennement ? » Elise se composa un sourire de circonstance en guise de réponse. « Nous saurons bien prétendre être les meilleures amies du monde. Je n’ai jamais compris ton incapacité à saisir la simplicité des faux-semblants, Nina. Il est tellement plus confortable de se montrer conciliant et de ne pas être le cynique ou le trouble-fête de la bande. » Marianina reconnut sans peine l’ironie de son discours derrière son apparence de sermon. Elise, en un sens, était paresseuse : elle préférait contempler de loin les travers de l’illusion aristocratique, la grande mascarade sociale à laquelle ses pairs se livraient, les paupières alourdies et sans jugement apparent, complaisamment alanguie comme pouvait l’être une comtesse à la sieste. Son indifférence inhérente, qu’elle partageait avec la majorité des individus, lui permettait de fermer les yeux sur les petites mesquineries ambiantes. Elle ne prenait ombrage de rien, et lorsque la vanité d’un pair la bousculait un peu trop, recourir à la rhétorique qui consistait à minauder pour mieux planter le poignard qu’elle gardait dans son corsage lui paraissait parfaitement naturel. Marianina, elle, avait très tôt éprouvé un vide nauséeux parmi ses prétendus semblables. Sans doute aurait-elle préféré ne pas avoir à se montrer ingrate à l’égard de ses parents qui lui avaient ménagé toutes les commodités imaginables. « Mais oui, sourit-elle sarcastiquement. Et viendra un jour où ton obligeance te forcera à sucer des burnes pour lesquelles tu ne seras pas en mesure d’ouvrir assez grand. Que feras-tu alors, ma chère, très chère, trop chère grande sœur ? » Elise, cette fois, lui tapa sèchement le bras du dos de la main, à mi-chemin entre l’amusement et l’indignation. C’est qu’elle avait, comme toujours, une façon absolument abominable de concilier vulgarité et diction soignée. « Comment te supportent-ils, dans la marine ? demanda-t-elle en affectant la consternation. Enfin, je suppose qu’ils ne sont pas beaucoup plus fréquentables que toi. » Un sourire avait de nouveau perlé dans la voix de l’aînée. « Raconte-moi. »

Mais Marianina se mura dans un silence éloquent. Parce qu’il n’y avait rien à raconter, au fond ; rien qui ne fut digne, en tout cas, de l’intérêt d’une jeune aristocrate, ni même d’un guerrier. Les soldats de la marine étaient disciplinés tant qu’ils n’avaient pas l’occasion d’écouler leur temps de pause dans l’alcool. L’ennui faisait des ravages à bord des vaisseaux : la surveillance des routes maritimes, toujours les mêmes, ne permettait aucun écart, aucune découverte, et la défense des navires de commerce contre les assauts des corsaires et des pirates ne divertissait qu’un temps. La routine instillait de surcroît une assurance dangereuse et dégoûtante dans l’esprit de ses collègues. Ceux-ci, après s’être avinés, s’octroyaient de plus en plus souvent des rétributions officieuses prélevées sur les marchandises sauvées, et lorsque ces dernières consistaient en esclaves, il semblait à Marianina que le bruit des ceintures prestement débouclées l’emportait un peu trop vite sur celui des lances et des épées qui se croisent.

Elise comprit. Sans un mot, elle se blottit un peu plus contre son bras, caressant sa main dans un geste de réconfort. Elles restèrent un moment ainsi, enlacées dans la communion de leur silence que troublait à peine la rumeur lointaine des convives. Bientôt cependant, l’aînée se risqua à murmurer timidement. « Tu sais… Je pense que tu devrais abandonner la marine. » Elle marqua une pause prudente, percevant toute la désapprobation qui recommençait de nouer les épaules de sa sœur. « Termine ton service honorablement et reviens-nous. Papa et Maman n’oseraient jamais l’admettre, mais tu leur manques. » Néanmoins il lui fut indiciblement douloureux d’entendre Marianina laisser échapper un ricanement. Elle se défendait toujours ainsi de l’affection que l’on pouvait lui témoigner. Elle, si tempétueuse d’ordinaire, opposait aux sentiments d’autrui un tempérament paradoxalement dépassionné. Cet aveu ne l’attendrissait pas du tout. « Ne t’inquiète pas, répondit-elle en se redressant. Je saurai bien m’arranger pour qu’ils ne puissent bientôt plus me voir en peinture. » Elise suivit son mouvement en poussant un long soupir et la dévisagea longuement. « Tu as le regard d’une enfant qui ne va pas pouvoir s’empêcher de faire une grosse, grosse bêtise... » remarqua-t-elle en rajustant nerveusement le col de sa cadette. Et elles s’étaient, d’une seconde à l’autre, retrouvées front contre front, affectueusement complices en dépit de tout ce qui les séparait. « Ne fais pas d’ânerie, Nina. S’il te plait. »



Profil

  • Pseudo : Belfast#2411
  • Âge : La trentaine approche de plus en plus dangereusement.
  • Tu nous as trouvé où ? Le forum est dans mes favoris depuis quelques mois, j’ai dû le trouver grâce à un top-sites. Je ne savais pas vraiment par quel bout le prendre (tant de possibilitéééés), jusqu’à ce que je tombe sur Maria. Le grand Amour. (Après tout, c’est LE personnage qui va me permettre de vous chanter « In the navy ! » à longueur de journée.)
  • Un autre compte ? Non, j’ai tendance à être mono-compte pour ne pas me disperser. (Et non, vous ne pourrez pas vous foutre de ma gueule dans un mois.)
  • Personnage de l'avatar : Dragon Age ▬ Hawke Tarot Card par Qissus
  • As-tu lu le règlement ? Oui.
Copyright ©️ Maître du Jeu de Lost Kingdom
HISTOIRE (suite)

21 mai 387.

Du bout de sa hachette, la Grimeborne avait redressé le menton du négociant qui s’obstinait à le garder lâchement baissé. L’homme, un quinquagénaire que l’âge ne semblait pas avoir bonifié, portait sur son visage les stigmates des nombreux efforts qu’il avait dû entreprendre pour se reconstruire : des rougeurs repoussantes qui grignotaient son nez fort au méplat huileux de son front, tout indiquait qu’il avait perdu puis repris son embonpoint de marchand trop bien portant. Ses petits yeux fuyants, du reste, ne mentaient pas.

« Il semblerait que tu aies clandestinement introduit dans le navire de notre bon vieux capitaine quelque chose qui m’appartient. » lui annonça-t-elle d’une voix traîtreusement calme, sinistrement jugulée par le rempart de son masque. Et au même moment, comme pour accabler le négociant qui avait déjà commencé de secouer négativement la tête dans un piètre mouvement de défense, l’un des matelots responsables de la fouille lui confirma qu’il avait enfin trouvé, au fond d’un fût rempli d’écus, ce qu’elle était diligemment venue chercher. Le capitaine du Morgenster avait tourné des yeux exorbités vers son passager, brûlant manifestement de lui demander en hurlant ce qu’il avait fait ; mais la présence de l’officier aux lourdes tresses, juste derrière lui, suffit à lui faire provisoirement ravaler sa rage et à lui rappeler qui, ici, était le plus à même de mener cet interrogatoire. Le négociant continuait pourtant de dénier son crime, s’embarrassant dans des mensonges plus gros que lui : Je ne sais pas de quoi vous parlez, prétendait-il, Je n’ai rien fait, osait-il affirmer avec aplomb. Aussi la Grimeborne le lui rappela-t-elle méthodiquement, en pressant davantage la lame de sa hachette contre le cul boursoufflé qui lui tenait lieu de menton : « L’un de mes hommes est passé à un équipage ennemi, dernièrement, commença-t-elle sans rien montrer de sa contrariété, et il a eu la très, très mauvaise idée, ce faisant, de me voler quelques sacs de fausse monnaie ainsi que les poinçons laborieusement conçus pour les marquer. Ce vol, vois-tu, a considérablement ralenti mes affaires. Il m’a fallu débusquer ce rat en personne, à Nueva, où il se cachait en attendant de pouvoir rejoindre sa nouvelle bande en toute sécurité ; là-bas cependant, nulle trace du butin qu’il m’avait dérobé... » Elle marqua une pause, comme pour le considérer plus attentivement tandis qu’il essayait, dans de longs tremblements, de soustraire son menton à la hachette qui le menaçait. Elle en creusa la raie d’une entaille sèche qui le fit gémir. « Crois-tu qu’il ait longtemps cherché à te protéger lorsque j’ai commencé à lui retourner la peau du visage au moyen de cette même arme ? » s’enquit-elle d’une voix égale, bientôt ponctuée par les suppliques navrées, sans cohérence, du négociant incriminé. « Ce… C-cela ne devait pas se passer ainsi ! balbutia-t-il en tirant désespérément sur ses liens. Il… Il… I-il devait faire l-le voyage jusqu’à Akantha également, s-sur un autre b-bateau et… E-et i-il m’a dit q-que v-vous le ch-chercheriez en priorité et q-que ce navire, p-pendant c-ce t-temps-là n’aurait r-rien à craindre d-de v-v-vos attaques c-c-car il s-saurait vous recevoir et… » Mais le capitaine du Morgenster s’était aussitôt dressé sur ses genoux pour l’interrompre dans un débordement de rage : « Vous avez compromis MON navire et l’avenir de tout un équipage par cupidité ?! Espèce de… » Un poids s’abattit toutefois lourdement sur son crâne avant qu’il ne puisse lancer sa bordée de jurons ; comme le vieil homme avant lui, il s’écroula sur le pont, dans l’ombre colossale de son bourreau. La Grimeborne reprit posément, comme si ce petit intermède n’avait jamais différé son examen. « Tu t’es fait avoir, raclure de pelle à merde. La mort t’attendait à Akantha ; beaucoup plus douce que celle qui va très bientôt te tomber sur le coin de la gueule, j’en conviens, mais une mort tout de même. Tu ne pensais quand même pas que des pirates s’embarrasseraient d’entretenir des intelligences durables avec un négociant de ton acabit ? » Les épaules du quinquagénaire s’étaient peureusement arrondies, comme dans l’attente d’un coup qui ne venait toujours pas. « Peut-être ce fumier caressait-il l’espoir que son équipage te trouve avant moi ; mais il t’a si vite vendu que j’ai de bonnes raisons de croire que la fausse monnaie et les poinçons n’étaient finalement pour lui qu’un bonus – un joli doigt qu’il m’aurait adressé pour couronner sa désertion. Et s’il m’a dit tout ce que je voulais a priori entendre avant de crever, je pense que c’était pour mieux détourner mon attention du gros filon. » Le bout de sa lame fouilla plus avant la chair molle du menton qu’elle maintenait levé, forçant le négociant à tendre le dos pour atténuer un tant soit peu ses souffrances et empêcher que la morsure du métal ne parvienne jusqu’à l’os. « Or je doute que tu sois meilleur que lui pour garder un secret, déclara-t-elle avec un sourire mauvais très perceptible dans la voix. Quelle sottise, vraiment. Toutes ces années passées à trimer t’avaient de nouveau couvert d’écus ; tu aurais retrouvé toute ta famille, ce soir, tu aurais mangé bien gras, embrassé le front de tes enfants grandis, la bouche de ta femme pas trop défraîchie… Assis sur tout cet argent, elle t’aurait peut-être même trouvé baisable – pour une fois ? » Le marchand, pour toute réponse, préféra fermer les yeux et laisser échapper un sanglot. « Je suis vraiment curieuse de savoir ce qui a pu te pousser à remettre tout ce bonheur en jeu. Dis-moi. Qu’est-ce que cet enculeur de poule t’a promis pour que tu acceptes de devenir sa mule ? » L’homme ne s’entendit pas pleurnicher : sitôt son aveu obtenu, l’équipage avait jeté le reste des marchands par-dessus bord, le bruit de leur chute couvrant les manifestations de sa détresse. Ce fut avec un serrement de mâchoires vindicatif qu’il finit par admettre, les yeux brouillés de larmes : « D-des esclaves. De beaux esclaves, t-très prisés et difficiles à obtenir. I-il m’a dit qu’il avait… qu’il avait t-trouvé un moyen de s’en p-procurer à très… à t-très b-b-bas prix. I-il m’a… I-i-il m’a promis que j-je pourrais p-profiter du marché si j’acceptais de f-faire quelques p-petites courses pour lui. Et… E-et pour me prouver sa bonne foi, i-il en a offert deux à ma f-femme, p-pour l’aider d-d-dans ses t-t-tâches q-quotidiennes. J’ai ses l-l-lettres, e-elle était t-tellement… t-t-tellement satisfaite… J-je vous en s-supplie… T-tout c-ce qu’il m’a dit, c’est q-que l-l-les t-transactions avaient lieu à… à Everbright. P-par pitié, l-laissez-moi vivre, p-pour mes enfants, je… j-je ne savais pas dans quoi j-je m’embarquais… » Il y eut alors un long silence sur le pont, aussi pesant que ne l’étaient les regards posés sur lui. Le négociant perçut les yeux gris de la Grimeborne avec une étrange acuité, de celles que vous confère la certitude d’une mort imminente. Il mesurait confusément toute la bêtise de ses désirs immodérés, de son incapacité à se contenter de ce qu’il avait acquis à la sueur de son front – quelquefois au détriment d’autres infortunés, il était vrai. Il crut sentir le pont se dérober sous ses genoux meurtris lorsqu’un rire s’écoula du masque squelettique aussi sordidement qu’un filet d’eau croupie. « Il aurait fallu y songer avant de te hasarder à avoir les yeux plus gros que le ventre, pauvre con. » rétorqua la Grimeborne en rapatriant son arme le long de sa jambe. Puis elle se tourna vers un mastodonte qui s’était jusque-là tenu en retrait. « Resno, il est à toi. » L’immense femme, puisque c’en était une, s’approcha tranquillement, le pas lourd mais l’œil éclatant d’un profond dévouement sous la proéminence de ses arcades sourcilières. Elle se pencha bientôt sur le négociant qui se tortillait avec l’énergie d’un ver pour échapper à son sort, le prit dans ses bras pour le hisser sur son épaule avec des gestes étonnamment délicats, presque tendres, avant de l’emmener dans la cale sans s’émouvoir des mugissements qu’il poussait.

Au même moment, Le Morgenster acheva de se rompre et de sombrer dans la mer qu’il tapisserait d’une épave supplémentaire. Il n’en fallut pas davantage à son capitaine pour reprendre connaissance dans un grondement excédé. La Grimeborne l’agrippa sèchement par le col tout en donnant ses ordres. « On lève l’ancre, cap sur Everbright ! Ce que nous a dit ce gros porc recoupe les rumeurs qui circulent dans les docks depuis quelques semaines déjà, il est temps d’en avoir le cœur net. » Elle contempla un instant l’horizon avant de poursuivre. « La marine d’Akantha ne devrait pas tarder à arriver, on va se déporter à bâbord et s’éloigner des côtes le temps de les contourner. Bougez-vous ! »

Sans plus tarder, le capitaine du Morgenster fut à son tour traîné dans la cale, d’où s’élevait maintenant un ignoble bruit de frottement. Dans la pénombre, il n’en distingua pas la provenance, mais il put s’en faire une vague idée en entendant de longues plaintes étouffées, comme si un pauvre hère cherchait à communiquer sa douleur tout en étant empêché de hurler à pleins poumons. « Que… Que faites-vous à cet homme ? trouva-t-il le courage de demander après avoir été jeté sur les lattes de bois mal rabotées qui composaient le plancher de la cale. Quoi qu’il ait fait, il ne mérite sans doute pas… » Mais un coup de poing le musela sans prévenir et fit jaillir le sang dans sa bouche. Sous le masque, les narines frémirent d’excitation. « Tu veux savoir comment notre bourreau attitré le cajole ? s’enquit la Grimeborne en serrant et desserrant le poing dont elle l’avait frappé. Resno fait ce métier depuis presque trente ans maintenant. Elle s’ennuie, tu sais. Et en même temps, elle a toujours autant à cœur de rendre nos prisonniers plus… polis. Leur apprendre à ne pas me voler tout en leur ôtant définitivement l’envie de revenir hanter ce monde sous une autre forme, tout ça. » Elle s’installa posément sur l’une des caisses en bois qui jalonnaient les entrailles du navire. « Par chance, notre séjour à Nueva a été plutôt fructueux. Tu n’ignores pas qu’ils sont franchement doués pour le bricolage, hein ? Figure-toi qu’ils ont récemment conçu un tout nouveau papier de verre, une pure merveille dont on a pris une dizaine de rouleaux pour faire quelques travaux de finition dans la cale. Et comme il paraît que je ne suis pas à un putain de gâchis près, aujourd’hui, j’ai permis à Resno de déshabiller complètement ce négociant à la con, de l’allonger tendrement sur ses genoux et de lui poncer le cul – non, tout le corps, en fait – avec notre papier de verre dernier cri. » Ecœuré, le capitaine du Morgenster cracha un filet de sang auquel s’était mêlé un début de vomissure. Les frottements, qui semblaient devenir plus énergiques de seconde en seconde, lui étaient désormais insupportables. « Ne t’en fais pas, poursuivit le pirate en prenant un ton faussement conciliant, on a toutes les drogues qu’il faut pour s’assurer que Monsieur reste entièrement conscient et sensible à la douleur tout en étant incapable de bouger et de parler, et Resno lui offrira une assistance respiratoire de son cru. Comble du luxe, on finira même par lui donner un bain de sel en l’attachant à la poupe du bateau. » Elle ne s’émut pas du juron débordant de dégoût qu’il laissa échapper et descendit de son promontoire pour s’accroupir lentement à sa hauteur. « Alors, capitaine ? Souhaites-tu admirer le spectacle de sa chair à vif cinglée par l’eau de mer ou préfères-tu que j’épargne tes yeux délicats en te bouffant tout de suite ? »
***

Avril 330.


Sa nature vampirique la préposait malheureusement aux surveillances nocturnes et la condamnait par là même à être le témoin plus ou moins muet des bassesses qui frappaient la relève de la garde d’une violente disharmonie. Le crépuscule, où se croisaient les relents alcoolisés des soldats qui prenaient mornement leurs fonctions et de ceux qui les quittaient dans de piteuses titubations, était le lieu de toutes les flétrissures morales. Marianina se demandait quelquefois s’ils ne devaient pas ce climat délétère au règne autoritaire de leur souverain Onyx II, main de fer dans un gant d'acier qui avait parallèlement réussi, par un mystérieux tour de force, à instaurer insensiblement un brillant système de courtisanerie propice à l’endormissement des consciences. À plus petite échelle – à la sienne, donc –, cela donnait des fats, organisés et divisés tout à la fois par un esprit clanique autour de leurs supérieurs hiérarchiques, poursuivant sans gloire des privilèges officieux qu’ils ne méritaient pas.

Afin d’accélérer l’appareillage et de faciliter les interventions – du moins en apparence –, le navire mouillait dans une anse non loin du port d’Everbright, et les officiers le rejoignaient ou le quittaient à bord de petites embarcations. Chaque soir, avant d’amorcer une patrouille nocturne avec le reste de l’équipage ou d’escorter un navire marchand qui avait audacieusement programmé un voyage de nuit, Marianina lavait énergiquement le pont, fréquemment souillé par des soldats qui avaient cru bon de s’enhardir en buvant. À tout juste vingt-quatre ans, il était sûr qu’elle préférait de loin foutre des nez en sang ; mais son capitaine lui avait doctement fait remarquer que l’on n’avait pas toujours ce que l’on voulait, et qu’une fessée bien dispensée commençait par un pont parfaitement récuré. Par bonheur, sa grande taille et la manière très agressive dont elle tenait son balai – qui, de toute évidence, aurait pu d’une seconde à l’autre lui servir d’arme et atterrir sur le pif des chercheurs de poux – dissuadaient efficacement ses collègues de l’aborder en se flattant « virilement » l’entrejambe.

Tout le monde n’avait pas cette chance. La cale du navire recelait souvent quelques « prisonniers de guerre », pirates et corsaires malchanceux – voire simples individus infortunés – réduits en esclavage et destinés à la revente sur d’autres côtes. Il n’était pas rare que, dans l’intervalle, les soldats se servent secrètement parmi eux, sans payer le moindre tribut. Ce soir-là, a priori, ne devait pas faire exception à la règle. Mais il y eut bientôt un tel boucan en provenance de la cale que Marianina se sentit obligée d’interrompre ses activités pour y descendre.

Sa silhouette occupa soudain tout l’encadrement de la porte avant de dévaler sans lourdeur les étroits escaliers de bois qui menaient au ventre du navire. « C’est quoi tout c’raffut ? maugréa-t-elle en fouillant la semi-obscurité du regard à la recherche de ce qui avait perturbé ses tâches ménagères. Bosser en paix, c’est vraiment trop vous demander, bande de bras cassés ? » Mais elle se tut subitement, comme ses yeux saisissaient enfin les contours de la scène sordide qui se jouait sur le plancher de la cale. Ce n’était pas la première fois qu’un soldat se retrouvait le pantalon sur les chevilles, le cul à l’air, fourré sans ambages à l’orée de cuisses plus ou moins juvéniles écartées de gré ou de force. Néanmoins, peu de prisonniers s’étaient épuisés à hurler et à se débattre comme le faisait actuellement la jeune fille en dépit du deuxième soldat qui essayait de lui maîtriser les bras.

Marianina inspira profondément. Les poings fermement resserrés autour du manche de son balai, elle s’approcha de celui qui s’échinait vainement à commencer son affaire. Lorsqu’il l’aperçut en jetant un regard par-dessus son épaule, alerté par l’ombre qu’elle venait d’étendre sur lui et par les signes de son complice, il lui adressa un sourire imbécile, ridiculement déformé par l’ébriété. « Oh, Nina ! s’écria-t-il avec un enthousiasme non feint, prêt à débiter les âneries que lui dictaient les nombreuses bouteilles d’alcool ingurgitées dans la soirée. Tu veux tirer ton coup, toi aussi ? Ah mais non, tu peux pas ! » Il eut alors le même rire gras qu’elle entendait chaque soir – les ceintures qui se débouclent, les rires gras, les râles dégoûtants de satisfaction, les rires gras encore... Sa mine s’assombrit, et sa voix prit l’inflexion férocement caressante que lui imprimait sa colère sourde et grandissante : « J’le tirerais sans doute mieux avec mon p’tit doigt que tu n’le ferais avec le lardon qui t’sert de queue, Gomez. Maintenant, tu vas laisser la fillette tranquille. » Le deuxième soldat avait commencé de lâcher la prisonnière, mais paraissait encore hésiter entre la perspective de s’éloigner bien sagement et celle de dégainer son arme pour signifier à sa collègue qu’il n’aimait pas le ton qu’elle prenait avec eux. Le premier, quant à lui, s’était légèrement redressé : « Et en quel honneur, Nina ? » Il ne put se lever, néanmoins : le vampire avait retourné son balai de façon à en loger l’extrémité au creux des reins de son collègue, dans un geste qui ne laissait place à aucune ambiguïté quant à ses dispositions. « En l’honneur de la bite que j’risque de m’improviser avec ce manche à balai d’un mètre quarante si tu continues d’jouer au con, Gomez. C’est la dernière fois que j’le répète : Maintenant. Tu laisses. La fillette. Tranquille. »

Gomez, pour ménager un tant soit peu sa fierté, maugréa que c’était uniquement parce le capitaine l’avait à la bonne et qu’il aurait fait tache de rosser un vampire supérieur issu de la noblesse ; ce qui désamorça le conflit : Marianina ne jugea pas utile de lui rappeler que son collègue et lui étaient bourrés comme des coings et qu’ils se seraient sans doute amputés d’une main avant même de réussir à l’atteindre. Cependant, alors qu’il remontait son pantalon avec une dignité vacillante, le soldat continua de se plaindre : « N’empêche que c’est pas correct, Nina. T’as aucun droit sur elle, tu peux pas interférer comme ça entre ma b… Entre elle et moi. » Les canines de Marianina se découvrirent railleusement : « Si ce n’est que ça, Gomez, considère que je l’achète : elle m’appartient, c’est moi qui vais la bouffer – elle ignora résolument les intempestifs « Dans quel sens ? » et « On peut regarder ? » qui furent malaisément articulés – et le premier qui la touche, je lui fous la gueule en sang. Heureux ? Maintenant, dégagez de là, vous avez un pont à récurer. » Elle leur jeta le balai à la figure sans plus de cérémonie et les regarda s’éloigner dans des grommellements continus.

L’achat d’esclaves était le seul moyen pour les vampires de se nourrir légalement – si l’on exceptait les tordus qui se portaient volontaires pour servir de garde-manger – expliqua-t-elle aussitôt à la prisonnière en la saisissant par le bras pour la pousser sans ménagement dans sa cellule. La jeune fille avait à peine eu le temps de rajuster ses vêtements qu’elle vit la grille se refermer sèchement sur le bout de son nez. « Vous pourriez être plus aimable, se plaignit-elle d’une voix claire en reprenant appui sur ses genoux. J’ai beaucoup moins envie de vous remercier, maintenant ! » Marianina eut un froncement de sourcils incrédule et considéra la captive à la lueur de l’unique lampe qui éclairait faiblement l’ensemble de la cale. Elle crut distinguer, sous la soie abîmée de ses cheveux, de petites oreilles discrètement veinées de bleu. Une sirène, très certainement. « Ne te méprends pas, fillette. Si je t’ai empêchée de finir les cuisses pleines de foutre, c’était uniquement pour m’épargner les glapissements de Gomez qui se donne l’air de déplacer héroïquement des montagnes chaque fois qu’il grimpe sur quelqu’un et lui flanque des coups de reins. Je bosse toute la nuit, je n’ai pas signé pour entendre ses râles dégueulasses – ni pour t’écouter t’marrer, d’ailleurs. »

Marianina observa sévèrement la jeune fille avant de s’installer sur un tabouret pour enfin profiter d’une pause bien méritée. La prisonnière ne paraissait pourtant pas disposée à la laisser tranquille. « Mon nom est Ligie ! » s’exclama-t-elle comme si l’information était de la dernière importance. Le vampire émit un grondement. « Inutile d’en faire tout un plat, railla-t-elle après s’être flatté les canines du bout de la langue, bientôt tu t’appelleras seulement Marie-couche-toi-là ou Surtout-ne-mets-pas-les-dents. » La prisonnière feignit malicieusement le dépit. « Tu ne comptes donc plus m’acheter pour me vider de mon sang, vampire ? »

Avant qu’elle n’ait eu le loisir de répondre, le bruit caractéristique du canon d’alarme se fit entendre, au loin. Pourtant, sur le pont, Gomez et son acolyte continuaient leur ménage en poussant des beuglements joyeux. Et Marianina ne bougeait pas. La sirène inclina légèrement la tête sur le côté, comme pour sonder ses intentions. « Vous n’y allez pas ? demanda-t-elle d’une petite voix trop curieuse. N’est-ce pas le signal qu’un navire de commerce un peu trop aventureux se trouve en difficulté ? » Le vampire serra les mâchoires. Ce soir, comme tant d’autres, le capitaine s’était absenté en leur interdisant formellement d’intervenir en cas d’attaque – après tout, avait-on idée de voyager de nuit au lieu de s’imposer une escale supplémentaire pour sécuriser son navire et ses passagers ? C’était en vérité l’une des formes que prenait la corruption au cœur de la marine d’Akantha. La plupart des vaisseaux étaient protégés afin de ne pas – trop – ternir leur image, mais d’autres, moins chanceux, se retrouvaient sacrifiés à la flamme de leur cupidité : ainsi arrivait-il qu’un corsaire ou un pirate graisse très généreusement la patte d’un officier pour différer l’arrivée de la marine de cinq, dix, quinze minutes sur les lieux, laissant toute latitude aux pilleurs pour perpétrer leur crime. Tout le monde y gagnait, ou presque : c’était un genre de transaction où l’intérêt personnel immédiat l’emportait mesquinement sur l’intérêt national, et chaque partie se tenait prête à étouffer la moindre plainte lorsque le traditionnel « Oh, navrés, nous sommes arrivés trop tard ! » ne semblait pas assez convaincant.

Marianina, écœurée par son impuissance à agir – qu’aurait-elle pu faire avec un équipage essentiellement constitué de poivrots ? –, ne mesurait pas encore toute l’ironie de la situation, ignorant qu’il s’agirait de l’un de ses principaux modes opératoires lorsqu’elle se rangerait à son tour sous la bannière des hors-la-loi. Là-haut, les soldats s’esclaffaient, regardaient sans doute l’abordage de loin, tout en essayant de rester discrets pour ne pas avoir l’air de profiter du spectacle – c’est qu’il leur faudrait ensuite feindre l’accablement, l’affliction de n’avoir pas pu intervenir plus tôt.

Pourtant, elle perçut bientôt les rumeurs d’une agitation inhabituelle, et le sourire de la prisonnière, à cet égard, acheva de l’alerter. Elle n’eut pas l’occasion de l’interroger : Gomez déboula lourdement l’escalier et manqua de s’étaler sur le plancher. Il commença à mugir, si fort que des relents d’alcool parvinrent désagréablement aux narines de sa collègue. « Nina, on a un problème ! Ces enflures nous chargent ! » Bien que son cœur ait manqué un battement, Marianina s’efforça de croiser nonchalamment les bras, feignant la surprise face à l’émoi de son collègue. « Et ? l’interrogea-t-elle railleusement. J’ai reçu l’ordre de ne pas intervenir en cas d’attaque. Vous aussi. C’est d’ailleurs parce que vous étiez persuadés de ne pas avoir à lever le petit doigt ce soir que vous avez tous bu comme des trous. Résultat ? Bourrés comme vous êtes, vous avez sans doute mis dix minutes de plus qu’à l’ordinaire pour vous rendre compte que les pirates se dirigeaient vers nous au lieu de repartir ; et il ne leur faudra que dix minutes de plus pour nous couler. Bravo, messieurs. » Gomez, oscillant entre les miasmes de l’alcool et la douche froide que représentait l’attaque imprévue, semblait sur le point de se liquéfier littéralement. Selon toute apparence, il n’avait pas compris un traître mot de ce que sa collègue venait de lui dire. « Nina, répéta-t-il avec un incontrôlable accent de désespoir dans la voix, il faut faire quelque chose. Les renforts ne seront jamais là à temps, personne n’est en état de… » Mais une violente secousse l’empêcha de poursuivre. Il tourna des yeux révulsés vers la porte de la cale, tandis que la prisonnière s’écriait avec une gaieté triomphale : « Ah ! ça, c’est Werner ! Il adore jeter ses grappins d’abordage dans les cordages des navires. »

Marianina se leva et fit face à la jeune fille pour l’examiner de la tête aux pieds à travers les barreaux. « C’est toi qu’ils viennent chercher, la morveuse ? » demanda-t-elle calmement en portant déjà la main à son trousseau de clés. « Oui, acquiesça-t-elle avec un large sourire. Et Gomez risque de passer un sale, sale, sale quart d’heure pour ce qu’il a essayé de me faire. Tu es sûre de ne pas vouloir que je te remercie, Nina ? » La porte de la cellule s’ouvrit largement sur le corps menu de la captive, qui sautillait déjà au-dehors sous les yeux effarés de Gomez. Le vampire cilla lourdement. « Dégage, intima-t-elle à la fillette. Et ta reconnaissance prétendument magnanime, tu peux te la foutre au cul. »

L’ancienne captive partit d’un bel éclat de rire avant de disparaître lestement dans les escaliers. Là-haut, la bataille – ou plutôt la soumission par l’équipage ennemi des soldats trop ivres pour se battre – avait déjà commencé. Gomez s’était pleutrement caché derrière un empilement de caisses. Marianina ne s’en occupa plus et reprit tranquillement place sur son tabouret, décrochant les hachettes de sa ceinture pour les poser sur ses genoux. Elle attendit.

Une douce accalmie ne tarda pas à succéder aux affrontements sur le pont. L’idéal, songea-t-elle bientôt en entendant les escaliers grincer de nouveau, aurait été que les pirates récupèrent leur protégée et se retirent sans chercher à l’emmerder davantage. Mais il semblait, songea-t-elle encore en empoignant ses hachettes, que l’on ne consentirait décidément jamais à lui foutre la paix.

« Inutile de te fatiguer. » lui intima une voix d’une gravité suave, à laquelle elle put rapidement associer des cheveux noirs, des joues pleines et des yeux gris ; un regard rieur, mais étrangement impudique, tout ce qu’il y avait de plus adulte et de plus désinhibé ; de ceux qui vous sondent l’âme et qui vous poussent à vous demander ce qu’ils imaginent de vous en réalité. « Je croyais avoir affaire à un pirate, pas à un gigolo. » répliqua-t-elle en découvrant progressivement l’excentricité éclatante de l’homme qui se tenait face à elle. Il semblait se jouer du ridicule et assumer de très bon gré la richesse de son habit à basques. Celui-ci, d’ailleurs, contrastait bizarrement avec le masque squelettique qu’il avait retiré en s’annonçant. « Et j’aurai grand plaisir à te montrer à quel point l’un n’exclut pas l’autre, Nina. En attendant, il me faut t’emmener. Ma fille te veut à bord de notre navire, et les ordres d’un Grimeborne ne se discutent pas. » Marianina demeura silencieuse pendant un court instant. « OK., dit-elle pour finir. Ça doit bien s’couper, par contre ? » La seconde suivante, elle bondissait vers le pirate pour accrocher la lame qu’il avait déjà dégainée avec sa hachette droite et en dévier la trajectoire d’un coup sec sur le côté. Profitant de l’ouverture qu’elle s’était ainsi ménagée, elle déploya son bras gauche pour ficher sa deuxième hachette dans le cou de son adversaire, mais celui-ci parvint à se dérober d’un bond fulgurant qui réduisit son attaque à un vulgaire frôlement. Elle-même recula d’un mètre pour mieux le jauger. Il était étonnamment rapide, en dépit de sa carrure. Son sourire ne lui plut pas. « Il semblerait que tu sois capable de manier une arme ? » remarqua-t-il d’un ton enjoué. Il avait sorti un couteau en position de garde, sa première lame maintenue baissée dans la perspective d’un nouvel assaut. « Je suis même capable de ne pas me trancher le pied avec, tocard. » répondit-elle moqueusement en esquivant sa botte d’un pas sur le côté, bloquant et retenant à nouveau la lame avec sa hachette gauche pour viser ses yeux de l’autre ; une fois encore néanmoins, l’homme réussit à la surprendre par sa vélocité : son couteau de garde était déjà en place, et sa hachette vint rebondir contre le cuir qui en matelassait le pommeau. Elle jura en essayant de le repousser d’un solide coup de pied dans le genou gauche, qu’elle espéra ainsi briser, mais il plia in extremis la jambe avec une aisance et une grâce de danseur afin de soustraire sa rotule à l’attaque et d’y présenter plutôt son mollet. Du moins fut-il déséquilibré, se réjouit-elle fugacement ; mais ce qui devait aboutir à une chute et à une ouverture décisive pour elle se transforma, par un vif pivotement sur sa hanche gauche, en un coup de pied latéral dont elle eut toutes les peines du monde à distinguer l’arc : touchée au plexus solaire, elle s’affaissa lourdement sur le dos.

Le bout de l’épée qu’il appuyait maintenant contre sa gorge gonflée par l’essoufflement l’empêcha de se relever.

« Allons, sourit-il en l’observant sans la moindre condescendance – ce qui, paradoxalement, la fit se renfrogner davantage. Si la perspective d’obéir à l’un de mes ordres te chagrine tant, considère plutôt cela comme une invitation. Nous savons pertinemment tous les deux que tu n’as rien à faire ici, et il serait dommage de passer à côté de la vie dont tu as sans doute toujours rêvé, n’est-ce pas ? »
***


21 mai 387.

Tous ceux dont les chairs devaient se rompre sous ses crocs lui demandaient la raison des temporisations odieuses qu’elle leur infligeait. Etait-ce par sadisme ? La Grimeborne, généreuse et conciliante, avait longuement expliqué au capitaine du Morgenster qu’elle n’agissait pas en sadique mais en gourmet. Qu’elle lui avait d’abord attendri le corps par l’espoir de leur échapper et de gagner les côtes d’Akantha, puis glacé le sang par l’épouvante d’une trahison et d’un échec, exactement comme un cuisinier blanchissait un légume cuit à la vapeur en le plongeant dans l’eau froide. Tout n’était jamais qu’une question de goût.
***


Avril — mai 330.

Sur le moment, Marianina ne sut pas vraiment pourquoi embarquer sur le Belfast lui fut une telle évidence. Une évidence d’intuition. Elle n’avait pas du tout apprécié la manière dont le capitaine Alistair Grimeborne s’était imposé à elle, par un charisme écrasant et un irréprochable maniement de l’épée ; pourtant elle se trouvait maintenant sur le pont d’un navire hors-la-loi, laissant derrière elle sa routine asphyxiante d’officier et Gomez, auquel les pirates avaient réservé un sort barbare dont seules témoignèrent ses vociférations de goret.

Compte tenu des riches habits du capitaine, et en dépit des quelques connaissances dont elle disposait déjà sur le milieu, elle avait candidement pensé trouver à bord du navire, si ce n’est du raffinement, du moins un mode de vie qui ne tranche pas trop avec la courtoisie que l’homme affectait. La désillusion fut aussi douloureuse que le coup de genou qui lui fit vomir ses tripes sitôt le Belfast appareillé. Elle s’était laissé surprendre stupidement, pensant bénéficier, pour les premières heures au moins, de la protection du capitaine. Cet égarement d’une seconde suffit à laisser toute latitude au reste de l’équipage pour la tabasser allègrement.

Elle passa les premières heures du voyage évanouie sur le pont, et ce fut sans doute possible un seau d’urine qui l’arracha à son étourdissement. L’amabilité lui parut si sordide qu’elle chargea furieusement le matelot qui l’en avait gratifiée. Et cette fois, aucun tiers n’intervint tandis qu’ils se rouaient brutalement de coups.

Ce fut rafraîchie par l’eau de mer et à travers ses yeux tuméfiés par les raclées reçues et rendues que Marianina put observer pour la première fois la faune extraordinaire qui composait l’équipage du Belfast. Elle se sentit alors terriblement stupide de s’être fiée à la jolie tournure du capitaine. Ses matelots ne lui ressemblaient en rien ; il n’y avait chez eux aucun élément qui puisse rappeler de près ou de loin la distinction de leur supérieur. C’étaient des pirates. Quoiqu’ils se soient sans doute lavés d’eau claire, ils semblaient mettre un point d’honneur à paraître sales : les femmes en particulier, peut-être pour éviter d’exciter inutilement la concupiscence de leurs camarades plus ou moins respectueux, se maculaient la peau de graisse comme pouvaient le faire les clochardes pour se soustraire aux agressions. Certains portaient des haillons sinistres, d’autres des habits de meilleure facture, toujours amples et fermement ceinturés de foulards rouges. Tous semblaient avoir été complètement désinhibés par la proximité intime que leur imposait la vie en mer ; les regards qu’ils échangeaient étaient sans jugement, leurs joues vierges des rougeurs que pouvait entraîner la décence ; ici, on se récurait éhontément le nez, là, on se décrassait les orteils dans des poses insouciantes qui tenaient beaucoup plus du primate que de l’homme civilisé. Le seul blâme, en vérité, semblait émaner du gros chat qui se trouvait toujours à bord, que l’on remplaçait lorsque c’était nécessaire et qui, invariablement, – ne – répondait – pas – au doux nom de Ganache.

Du reste, les muscles étaient tendus par l’imprévisibilité de la navigation et, contre toute attente, les esprits ne semblaient pas excessivement échauffés par l’alcool, comme si le capitaine avait exigé d’eux une vigilance de tous les instants.

Marianina comprit qu’elle devait absolument en faire autant lorsqu’elle remarqua enfin l’œil torve que l’on posait unanimement sur elle. Elle eut la sensation fort incommodante, mais paradoxalement grisante, de se trouver au beau milieu d’une fosse aux lions – ou plutôt, d’un bassin de requins. Ses lèvres avaient frémi sur l’humidité de ses canines et sa nuque s’était hérissée d’une appréhension qui l’enrageait bien plus qu’elle ne la paralysait. Elle eut peur, mais s’efforça de n’en rien montrer. Il lui avait toujours semblé que vivre perdait de sa valeur quand on le faisait à genoux. Elle ne ploya pas ; elle crut en avoir les moyens.

Sans doute vécut-elle alors le mois le plus éprouvant de son existence. Pendant les jours qui suivirent, elle n’eut quasiment aucune nouvelle du capitaine qui l’avait enrôlée, retranché avec sa fille dans sa luxueuse cabine. Elle n’était pas une esclave, mais ne bénéficiait d’aucune espèce de privilège en dépit de l’étrange tendresse que lui témoignait Ligie de – très – loin. Il ne lui fut pas difficile de comprendre qu’il s’agissait en quelque sorte d’une période d’essai. Tout le temps que celle-ci dura, on ne lui permit jamais de participer aux abordages et aux explorations – pour des raisons évidentes. Les matelots ne perdirent aucune occasion de lui signifier qu’ils n’avaient pas la moindre confiance en elle, et l’enfoncement du navire en pleine mer ne lui laissa pas l’opportunité de fuir. Mais l’aurait-elle seulement voulu ? Fuir n’avait jamais fait partie de son vocabulaire, après tout. Et plus les jours passaient, plus elle se sentait l’irrépressible envie de leur botter le cul. À tous.

Marianina s’était ménagé une petite place où dormir tout au fond de la cale, bien à l’abri de la lumière du soleil. Dès sa deuxième journée de sommeil à bord du Belfast, elle dut essuyer ni plus ni moins qu’une première tentative de meurtre. Grâce à ses heureux réflexes, le poignard qu’on lui destinait fort généreusement se logea dans son épaule plutôt que dans son cœur. Incapable de distinguer son agresseur dans l’obscurité, ni de le suivre à l’extérieur, elle dut rester retranchée au fond de la cale et soigner sa plaie avec le peu de moyens dont elle disposait. La première fois, la surprise l’avait empêchée de marquer son assaillant d’une manière ou d’une autre dans la perspective de le retrouver plus tard. Elle ne commit plus jamais la même erreur.

Ainsi ne se passa-t-il pas une journée sans que l’un des membres de l’équipage n’essaie de la malmener pendant son sommeil ; mais eux-mêmes dormirent moins bien, la sachant vampire – le seul à bord. Elle eut le droit à tous les mauvais traitements, des rognures d’ongles sales moulus dans ses boissons – qu’elle sentait puis ne goûtait que du bout des lèvres – aux salves de coups dans l’estomac – qu’elle rendit systématiquement. Ses premières véritables cicatrices, celles qui ne devaient jamais disparaître, lui vinrent de ses futurs frères d’armes. Et ce vaste traquenard que représenta le Belfast à ses yeux l’obligea, pendant un long mois, à renouer avec ses instincts les plus primitifs, à n’avoir plus qu’un rapport purement animal au monde.

Puis les tentatives d’assassinat, qu’elle ne comptait plus, s’espacèrent enfin. Un soir, ce fut Werner, un grand matelot à la barbe aussi claire que le miroitement du soleil sur la surface de l’eau, qui l’approcha muni d’un sac de cordes et de ficelles. Il l’avait d’abord toisée ; elle avait serré les poings ; puis d’une voix bourrue, il lui avait proposé de lui apprendre à faire des nœuds marins. En dépit des quelques années passées dans la marine, Marianina ne les connaissait pas tous. Bien que farouche, elle accepta et se livra à son nouvel apprentissage très prudemment, sous les yeux mi-curieux, mi-incrédules des autres matelots. Sa défiance, devenue naturelle, la poussait à soupçonner Werner de vouloir lui passer la corde au cou. Non seulement il n’en fit rien, mais encore ce fut elle qui parvint à le surprendre en amorçant une strangulation entre les nombreux nœuds marins qu’elle venait de confectionner.

La suffocation n’empêcha pas Werner de rire ; et ce rire franc, entraînant tous les autres, avait marqué le début de sa véritable intégration.
***


25 mai 387.


S’élevant de l’eau, une légère brume nocturne avait lentement commencé d’envelopper le port d’Everbright et ses alentours. Le calme des quais était à peine troublé par les transactions clandestines auxquelles se livraient deux groupes de trafiquants dans de perfides chuchotements. Tendus par les négociations, trop occupés à mener leurs affaires à bien tout en guettant le moindre danger, la moindre figure d’autorité susceptible de surgir de l’intérieur des terres, ils ne virent pas la brume se densifier progressivement.

Les esclaves, extraordinairement dociles, se tenaient derrière le rempart circulaire d’un amoncellement de caisses, blottis les uns contre les autres, rigoureusement gardés par deux hommes dont l’envergure colossale en suggérait plutôt quatre.

Des poignées de mains furent échangées, et tout se passa comme si une troisième partie rancunière avait inopinément souhaité y ajouter la sienne. De loin. Et dans le sang.

Tout à coup, la vrille d’une hachette fendit puissamment la brume, rapidement suivie de sa jumelle. La première sectionna sèchement les mains encore enlacées ; le marteau de la deuxième, dans un ultime tournoiement, vint s’abattre sur le crâne de l’un des meneurs, qui se rompit dans un craquement sinistre. L’homme tituba, le crâne enfoncé, mort avant que ses genoux ne touchent le sol.

Son comparse ne sut où il devait porter ses yeux écarquillés de douleur ; sur l’expression terrifiée que la mort avait imprimé aux traits de l’autre trafiquant ; sur le moignon sanglant qui lui tenait désormais lieu de main ; sur les nombreuses ombres qui commençaient d’encercler ses hommes ?

Il y eut des hurlements, bien sûr. Ce genre d’arrangements clandestins, quand ils se déroulaient si près des terres, interdisaient idéalement les armes à feu ; celles-ci, par leur vacarme, auraient tôt fait d’alerter les autorités compétentes et les badauds les plus téméraires. Par bonheur, les hurlements, eux, avaient une moins longue portée et s’étouffaient aisément, par la peur ou par un puissant coup de paume dans la trachée.

Deux hommes de plus s’effondrèrent ainsi. Submergés par la confusion, les deux groupes tâchèrent de se mettre en garde, ignorant la provenance de l’attaque, ne sachant plus s’ils pouvaient mutuellement se faire confiance. D’aucuns préférèrent amorcer une retraite qui devait forcément aboutir à une débâcle, car ici, un autre crâne fut éclaté à mains nues ; là, une figure hagarde fut cueillie par un coup de pied tournant, le flanc aussitôt fauché par la morsure d’une lame ; ailleurs, plusieurs mentons se brisèrent sur d’impitoyables coups de genoux et des poignards s’enfoncèrent entre les côtes. Partout, des lances fusèrent, des marteaux s’abattirent, des haches tournoyèrent, les gorges s’ouvrirent et le sang gicla. Les esclaves, liés par les pieds et les poings, ne purent que se recroqueviller sur eux-mêmes en voyant luire dans la pénombre des quais d’innombrables visages déchiquetés à vif.

Bientôt, un homme imposant coiffé de tresses courut d’un pas étonnamment léger sur une longue rangée de cageots surélevés, atterrit souplement au sol derrière les deux gardiens aux abois pour immédiatement leur trancher la gorge à tour de rôle.

Il n’y eut plus un bruit. Plus aucun, si ce n’est celui d’une paire de bottes se frayant souverainement un passage dans la glaise que formaient maintenant les corps massacrés. Maria Grimeborne s’octroya quelques secondes pour contempler le beau gâchis qu’avait nécessité la réparation d’un « simple vol », puis récupéra tranquillement ses hachettes, dont elle essuya les lames sur ses hauts-de-chausses en cuir avant de les raccrocher à sa ceinture. « Aucun survivant parmi ces fils de chien ? » s’enquit-elle à l’attention de l’officier aux lourdes tresses brunes qui s’était avancé vers elle. Celui-ci avait posément rangé ses couteaux, avant de répondre d’une voix aussi flegmatique que celle de son vis-à-vis. « Aucun survivant parmi ces fils de chien, mon capitaine. »

Les esclaves, perclus de fatigue et de stupéfaction, furent sans ménagement jetés dans la cale du Belfast, qui repartit aussi vite que l’équipage n’avait fondu sur l’ennemi. L’assaut n’avait duré en tout et pour tout qu’une poignée de minutes. Mais peut-être aurait-il fallu s’attarder un instant de plus pour s’apercevoir qu’un corps, brutalement foulé aux pieds, avait par leur malencontreuse négligence échappé à la mort.

***


Août 330.


Quelques mois auparavant, Marianina n’aurait jamais pu envisager de s’aventurer sereinement sur le pont en pleine journée. En dépit des tissus épais dont elle s’était protégée, le jour l’affaiblissait, et elle ne devait qu’à la nouvelle camaraderie régnant à bord du Belfast la certitude de ne pas être aussitôt brutalisée. Le capitaine, qui daignait enfin reparaître à ses yeux, l’avait invitée à s’appuyer avec lui sur le garde-corps pour assister à l’exploration d’une épave qu’ils convoitaient depuis plusieurs semaines déjà. L’odeur marine, chauffée par le soleil, était plus capiteuse qu’à la nuit tombée ; mais l’émotion restait la même, indescriptible, lorsque le vent diurne ou nocturne soufflait tout contre son visage un embrun humide et frais.

Elle s’accouda près du capitaine Grimeborne dont elle ne vit pas le sourire, dissimulé derrière le masque qu’il portait sous son tricorne. À peine avait-elle pu l’approcher depuis qu’il était venu l’arracher à la marine d’Akantha, et elle ne put s’empêcher de le lui faire remarquer : « Vraiment sensationnelle, ton invitation. Je pense avoir obtenu le droit de t’appeler odieux connard, du coup ? » Elle ne sut si la légèreté de son rire devait l’offenser ou apaiser la rancune qu’elle éprouvait confusément. « Alistair fera très bien l’affaire. » avait-il dit. En un sens, elle trouvait une forme de satisfaction dans l’ambivalence de son comportement. Il lui avait suffi d’évoluer un court moment à bord du navire pour comprendre que l’élégance du capitaine était trompeuse. Elle ne savait pas encore comment il était parvenu à faire tenir ensemble tant de volontés et de tempéraments contraires, mais elle n’avait que trop remarqué l’extraordinaire ascendant qu’il exerçait sur ses hommes. La richesse de sa mise cachait de prime abord les saillies de sa morale, pourtant quelque chose lui disait, au fond, qu’il était peut-être le plus cruel et retors d’entre eux. Du reste, elle avait attentivement écouté ce que l’on disait de lui à bord de son navire. Il avait sans surprise rendu service à chacun de ses matelots, d’une manière ou d’une autre, mais toujours décisive, et posait sur chacun d’eux un étrange regard, où n’entrait aucun jugement ni dégoût. Tous s’étaient sentis acceptés, tels qu’ils étaient, et n’avaient de surcroît jamais éprouvé le besoin de s’aliéner pour satisfaire à ses exigences. Ainsi paraissait-il avoir un rapport exceptionnel à l’autre, étranger à l’appropriation qui régissait ordinairement les relations entre individus – ce qu’elle n’avait encore jamais vu. Il ne cherchait apparemment à changer personne, et était en cela d’une curieuse sagesse, comme s’il aspirait seulement à fournir à chacun le terreau pour son épanouissement, voire sa sublimation. Marianina, qui se refusait à toute forme de fascination, percevait avec acuité sa propre lutte contre un charme qui la transcendait. « Sois attentive, susurra-t-il. La prochaine fois, c’est toi qui plongeras. »

Les plongeurs avaient avalé des tiges d’algue maligne mais l’exploration des fonds marins n’était pas pour autant sans danger. Des créatures hostiles rôdaient quelquefois, certaines s’installaient même durablement dans les matures et les cales éventrées. C’était la raison pour laquelle plusieurs matelots étaient alignés en archers sur le pont, tandis que d’autres, immergés ou non, se tenaient prêts à faire usage de leur puissante magie. La cohésion de l’équipage résidait dans cet équilibre des forces et dans leur polyvalence à toute épreuve. Ils n’avaient pas le nombre ni la puissance théorique d’une armée, cependant l’harmonie et l’organisation de leurs rangs, leur singulière solidarité, les rendaient capables d’accomplir de grandes choses.

Tandis que ses matelots procédaient à la fouille sous-marine, le capitaine lui expliqua distraitement ce qui motivait chacun d’entre eux. La plupart espéraient faire fortune rapidement et apporter le bonheur voire le salut à un être aimé par la découverte d’un trésor légendaire ; certains, comme elle, ne vivaient que pour l’aventure, la secousse permanente de l’être et de l’esprit ; d’autres, bien sûr, n’étaient motivés que par une cupidité personnelle, se riant plus ou moins des dangers qu’ils couraient pour refermer la main sur des richesses englouties. La vie en mer pouvait également représenter un exil politique, un refuge. « Ligie est le fruit de mon union malheureuse avec une exécrable sirène. » lui révéla-t-il avec un sourire perceptible dans la voix. « Son peuple n’accepte pas les sang-mêlés, et je n’étais pas encore assez indifférent, à l’époque, pour repousser sa mère lorsqu’elle me l’a mise dans les bras sans autre forme de procès. » Marianina se tut, immanquablement indisposée lorsque la conversation prenait un tour plus intime. Le faible rire du capitaine lui signifia qu’il avait compris. « Du moins peut-elle maintenant s’adonner à sa passion pour la cartographie en compagnie de Werner. Ta famille ne te manque pas ? La vie en mer érode l’être, tu as dû t’en apercevoir, et ceux qui comptent pour toi risquent de ne pas retrouver celle qu’ils ont aimée. » Ce fut à son tour de rire, un peu plus amèrement toutefois. « Tu ne crois pas qu’il est un peu tard pour ce genre de considérations ? » rétorqua-t-elle dans un froncement de nez incrédule. « Je ne regrette pas d’avoir posé le pied sur ton rafiot, si c’est ce qui t’inquiète. Ma famille me manque, mais je sais pertinemment que la vie bien réglée d’Akantha aura tôt fait de gommer tous les attraits qu’elle pourrait récupérer à mes yeux après une longue absence. Je dois être ingrate, au fond. » Elise, pensa-t-elle, avait l’indifférence arrogante des jeunes chats. Elle ne doutait pas que sa disparition l’ait contrariée, puisqu’enfin elle l’aimait, cependant elle n’était pas dupe et connaissait assez sa cadette pour savoir que la différence de leur caractère commanderait tôt ou tard leur séparation. « Tu n’as donc pas l’intention de quitter le navire lors de notre prochaine escale ? demanda le capitaine Grimeborne. Au mieux, tu passes pour disparue à Akantha ; au pire, tu es déjà considérée comme ce que tu es effectivement, à savoir un déserteur. Es-tu certaine d’être disposée à en assumer les conséquences ? » Les paupières de Marianina s’alourdirent et elle inspira profondément. « Arrête de t’adresser à moi comme si ma désertion s’apparentait à la fuite d’une adolescente capricieuse. Vraiment. »

S’il répondit, elle ne fut pas en mesure de l’entendre : les plongeurs étaient remontés à la surface en brandissant deux jarres et un coffre de taille moyenne, accueillis par les hourras vigoureux des matelots restés en sentinelle. Tous clamèrent « GRIMEBORNE ! » d’une seule voix, puis l’un d’eux commença d’entonner ce qui ressemblait à une devise – très certainement celle de l’équipage :
« GRIMEBORNE ! répéta-t-il, aucun savoir-vivre !
AUCUN SAVOIR-VIVRE ! tonitruèrent les autres matelots dans un écho épique, tapant du pied pour ceux qui le pouvaient afin de faire trembler le pont.
Mais surtout… Et la voix des matelots enfla de nouveau dans une ardente surenchère :
SURTOUUUUUUT…
AUCUN SAVOIR-CREVER !! AOUH !! »

Ils avaient joyeusement tonné l’ultime formule en chœur et Marianina avait senti, bien malgré elle, une étrange chaleur lui couler dans la poitrine et les entrailles. Les plongeurs s’étaient empressés de nager vers les échelles de corde pour remonter à bord, aidés par les matelots restés au sec. « Qu’en penses-tu ? » lui avait malicieusement demandé Alistair. Elle souffla moqueusement par le nez. « C’est un peu niais et ringard, non ? » Cette fois, elle laissa de bonne grâce le rire du capitaine sanctionner sa mauvaise foi. « Crois-moi, cela te paraîtra beaucoup moins niais et ringard lorsque tu remonteras toi-même à la surface après avoir échappé à des Memphrés. Si tu parviens à leur échapper. » Marianina eut une moue railleuse et se surprit à éprouver une certaine impatience à la perspective d’affronter tous ces dangers inconnus. « Une chose m’étonne, cela dit, murmura-t-elle en regardant les matelots se donner énergiquement l’accolade. Vous ne tuez quasiment pas pendant vos abordages, et même l’exploration semble l’emporter sur le pillage. Tu es certain que vous n’êtes pas qu’une bande de gros niais ? » Alistair secoua négativement la tête, et bien qu’il n’ait pas ri, elle devina le large sourire qu’il affichait derrière son masque. « En vérité, lui expliqua-t-il, nous sommes plus des corsaires que des pirates. C’est-à-dire que nous nous considérons comme des civils appartenant aux forces militaires du royaume que nous défendons. Nous lui rendons service en recherchant, attaquant, sabordant les navires de toute nation adverse – ou presque – dans les eaux internationales. Ce statut nous permet de bénéficier de la protection de lettres de marque et d’être considérés comme des prisonniers de guerre en cas de capture. Grâce à elles, nous échappons ainsi à une exécution pure et simple. » Marianina s’abîma dans un long, très long silence dubitatif. « Quel royaume défendez-vous, au juste… ? » Le capitaine Grimeborne haussa les épaules avec une nonchalance étudiée. « Tout dépend du navire sur lequel on tombe. » Elle fronça les sourcils, commençant d’incliner la tête comme pour mieux considérer le culot extraordinaire dont elle le soupçonnait déjà. « Mais tu m’as parlé de lettres de marque. » Il dodelina de la tête et répondit en fredonnant presque. « Oh, nous avons un excellent faussaire à bord. » Elle demeura un instant interdite. « Si je comprends bien, ton équipage et toi pillez des navires, quels qu’ils soient, montrez des lettres de marque d’une autre nation si l’un d’eux résiste un peu trop et parvient à capturer l’un des vôtres, et vous réussissez ainsi à échapper à la corde tout en vous faisant des couilles en or ? Mais comment est-ce possible ? » Elle perçut très distinctement l’amusement du capitaine. « Comment nous réussissons à tromper notre monde ? C’est assez simple, en réalité. Les informations mettent un certain temps à circuler, à l’intérieur des terres, sur mer et à plus forte raison entre les différentes nations. La plupart des capitaines, en considérant l’allure très officielle et solennelle des lettres de marque, et parfois sans même avoir jamais entendu parler d’un tel fonctionnement, préfèrent ne pas risquer l’incident diplomatique si l’événement devait les poursuivre jusque dans leur patrie. Du reste, parmi ceux qui se font piller, peu osent admettre s’être fait flouer en comprenant la supercherie. Il semblerait que cela soit un peu humiliant. En somme, tu comprendras que le culot, chez les Grimeborne, fait en quelque sorte office d’intelligence. Je dois le reste à ma force de persuasion et à la richesse de mes habits. » Marianina eut un rire nerveux et se frotta l’arête du nez. « C’est complètement crétin. Vous devez être recherchés, tout de même ? » Mais une fois encore, le capitaine affecta l’insouciance. « C’est fort probable. Par chance, d’autres équipages provoquent bien plus de pertes que nous, ce qui nous assure une relative tranquillité et nous permet, entre autres avantages, de jouer sur l’effet de surprise. »
Eh beh, ça va en faire de l'histoire palsambleu ! Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée] 351090716

Bienvenue et bon courage pour ta fiche c:
Ah bah il fallait bien que je reste dans le thème du personnage et que j'écrive une histoire-fleuve ! *Ba Dum Tss* Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée] 546758251

Merci beaucoup ! **

HISTOIRE (suite)


Les matelots avaient enfin terminé de comptabiliser leur joli butin et préparaient maintenant le pont pour les festivités du soir. Elle pourrait de nouveau regarder les danses, écouter les chants et les longs craquements de la coque embrassée par les oscillations de l’eau. Ces moments de communion, sans qu’elle ne s’en aperçoive encore, la tenaient sous un charme singulier. « C’est donc comme ça que ta fille s’est fait capturer ? » reprit-elle en tournant le dos au garde-corps. Et comme il acquiesçait, elle demanda encore : « Tu as réussi à la laisser se faire embarquer ? Est-ce que tu as une idée du nombre de fois où elle a failli se faire violer ? » Le capitaine Grimeborne croisa les bras – signe, peut-être, que la remarque l’avait au fond offensé – et répondit d’une voix sensiblement plus sérieuse : « Ligie est une jeune fille pleine de ressources, tu as dû le remarquer. Cela l’endurcit. Je n’ai jamais prétendu faire d’elle une impotente enfermée dans une cage dorée ; sans compter que nous pouvons, grâce à elle, obtenir de précieuses informations sur le mode opératoire des différents navires que nous croisons. » Marianina eut un silence désapprobateur et se déroba d’un vague coup d’épaule à la tape réconfortante qu’il lui donna. « La vie de corsaire est aussi faite de compromis. J’ai bon espoir, cependant, que ceux-ci te seront moins pénibles que l’hypocrisie policée d’Akantha. » Sans chercher à dissimuler sa déception, elle lui demanda narquoisement quels étaient ces compromis. « Au fond, il n’y a qu’un seul principe. L’audace m’a sans doute énormément porté chance jusqu’à maintenant, mais je sais pertinemment quels sont les ennemis qu’il ne faut surtout pas se mettre à dos. Attaquer trop près d’Ellgard, par exemple, serait suicidaire, de même qu’il serait difficile d’assaillir l’un de leurs vaisseaux en eaux étrangères, puisqu’ils sont le plus souvent beaucoup mieux équipés que nous. Même si nous disposons de beaux atouts magiques au sein de notre équipage, il me semble préférable de faire le dos rond, le cas échéant, plutôt que de risquer un sacrifice inutile. » Et comme elle grimaçait, il précisa moqueusement : « C’est ce que l’on appelle la diplomatie. » Mais elle le considéra longuement, de toute évidence peu convaincue. « C’est ce que j’appelle gémir comme une chienne. » rectifia-t-elle dans un mouvement de tête arrogant où entrait une indignation sincère. Sans surprise, il avait une fois encore laissé échapper un rire. Ce fut en s’éloignant tranquillement qu’il lui répondit : « Tu comprendras sans doute mieux mon point de vue quand tu auras tout un équipage sous ta responsabilité, Nina. Et bien que tu ne te sentes probablement pas disposée à prendre le commandement d’un navire un jour, cela t’arrivera peut-être plus rapidement que tu ne l’imagines. »

***

Août 330 — Septembre 441.

Une dizaine d’années en mer aux côtés du capitaine Grimeborne et de son équipage avaient suffi à la métamorphoser complètement. Endurcie par les écueils et les abordages, elle avait poursuivi, en dépit de la mesure à laquelle Alistair prétendait, une existence sans compromis. Quand ils étaient acculés par les dangers marins, consumés par le désir de survivre, il semblait à Maria que la médiocrité universelle se voyait moins. À bord, tous, d’une manière ou d’une autre, étaient sublimes par leur refus de l’oisiveté, de la paresse ; aucun ne s’était jamais livré pieds et poings liés au sort et, pour certains, cela nuançait curieusement leur répugnante cupidité. Elle avait sans ambages expliqué à Alistair qu’elle ne souhaitait ployer devant personne, pour la simple raison que tout être, par ses propres mesquineries, se rendait indigne de s’élever au-dessus des autres et de s’imposer à eux. Elle sentit, comme l’on peut sentir une vive douleur, les différentes significations que pouvait prendre l’orgueil, du sentiment le plus noble à la plus odieuse des vanités, des complaisances. Le contact des flots lui parut si limpide, désintéressé et gratuit comme seule peut l’être la nature, que celui des individus commença lentement de l’épuiser. Alistair s’était gentiment amusé de ses exigences, mettant au jour l’aporie à laquelle elle avait abouti en épousant la vie de corsaire tout en aspirant, sans le dire, à une indépendance qui ne s’épanouisse pas au détriment des autres. Tu pourrais toujours prétendre amasser assez de richesses pour te retirer sur une île déserte, lui avait-il fait remarquer, mais tu t’ennuierais, Maria. Tu t’ennuierais de tout, sauf de vivre.

Elle lui avait fait un doigt.

Il lui était indiciblement pénible de songer que, les hommes n’ayant aucune capacité à vivre ensemble, il fallait à son tour se résoudre à une domination brutale pour s’approcher d’une existence qui ne s’apparente pas à une longue suite de prostitutions.

L’irritabilité qui devait plus tard la caractériser apparut dès lors à la surface de son être ; une insatisfaction chronique qu’elle prit à tort pour de la simple lassitude. Les compromis auxquels les passagers des navires abordés se montrèrent prêts pour arriver à bon port sains et saufs n’arrangèrent rien à la dureté du regard qu’elle posait sur eux. Il y eut parfois – de plus en plus souvent – quelques frictions, pendant lesquelles Alistair eut toutes les peines du monde à l’éloigner de la piraterie qu’elle portait en germe au fond de ses tripes. Elle devenait trop tempétueuse, et seule la plongée parvenait à l’apaiser durablement. Elle semblait s’être mise à éprouver intimement les variations de l’eau, et de même que l’ossature pouvait percevoir l’humidité de l’air par de pénétrantes douleurs, elle se sentit bientôt dans tout le corps une nervosité presque animale lorsque la mer arrondissait le dos pour mieux se déployer dans une épouvantable houle.

Elle prit quelquefois des risques inconsidérés, compromettant par là même la prudence à laquelle Alistair s’astreignait pour le bien de son équipage. Il dut lui rappeler durement que les devoirs du capitaine d’un navire ne différaient en rien de celui d’un escadron. Que des hommes fussent prêts à mourir pour lui ne devait pas l'induire à mépriser leur vie, lui avait-il dit. La bonté, du reste, n'intervenait pas là-dedans, ce n'était qu'une question de stratégie : en chaque circonstance, la prudence plutôt que l'insouciance, l'économie plutôt que le gâchis. Par devoir, un matelot, comme un soldat, pouvait n'être qu'un mort en sursis, par respect, celui qu'il servait ne devait pas moins en optimiser le sacrifice. Maria s’aperçut qu’il lui tenait un discours de chef militaire, mais elle n’obtint de lui aucun aveu sur son passé.

Alistair vieillissait. Les aléas de la navigation corrodaient l’équipage. Plusieurs matelots, éreintés, s’étaient vus forcés de quitter le navire pour couler des jours plus paisibles, mais moins riches ; d’autres étaient morts, dans des circonstances aussi diverses que les nuances de l’océan. Ligie, devenue femme, était inconsolable depuis que Werner avait succombé à la maladie, et toutes les fêtes du corail du monde n’auraient pu suffire à lui guérir l’âme. Maria sentit tous les avantages et les inconvénients de sa nature vampirique. Sa longévité la condamnait à être le témoin impuissant du départ de ses camarades et de leurs souffrances, mais sa hargne était toujours intacte. Loin de s’abandonner à la nostalgie, elle s’efforça de secouer l’équipage en tous sens.

Le moment vint où ce fut à son tour de mettre les nouvelles recrues à l’épreuve. Celles-ci furent trempées jusqu’aux os par les vagues déferlantes de son caractère. Sa puissance d'intimidation reposait sur un tempérament irascible voire franchement agressif qui n'admettait pas les minauderies inhérentes à la Haute Société ni la moindre fragilité : Maria, contrairement à Alistair, n'était pas une personne de salon et sanctionnait généralement ce qui lui déplaisait par un esclandre plutôt que par l'hypocrisie des manières policées ; elle était en d'autres termes peu impressionnable, peu malléable et très entière, ce qui fit efficacement comprendre aux nouveaux matelots l’inutilité des courbettes, de tout ce qui pouvait exprimer bassement la soumission. Elle sut leur donner de l’ambition.
***

Juillet 442.

De fil en aiguille, Maria se constitua son propre réseau de contacts à travers le monde et, en dépit de son impétuosité, Alistair s’était de plus en plus reposé sur elle. Mais la pérennité du navire et de son équipage, qui se refusait encore et si possible aux effusions de sang, commença de les rattraper dangereusement. Les noms Grimeborne et Belfast furent sur un nombre croissant de bouches réclamant réparation, au point que des navires militaires finirent par essayer de leur donner chasse.

Si la maîtrise des océans et la magie permettaient à l’équipage de semer la plupart de ses poursuivants, ce qui devait nécessairement arriver un jour arriva : une petite frégate militaire appartenant à Ellgard, armée d’une technologie qui lui permettait de dissiper aisément les bancs de brume conçus par Maria pour les égarer, parvint à les aborder dans les eaux qui joignaient Fhaedren et Nueva peu avant le coucher du soleil.

L’équipage adverse les avait aussitôt mis en joue, malgré le signe de paix que leur avait adressé Alistair. Au moment même où l’officier qui les dirigeait posa le pied sur le pont, Maria crut percevoir, à sa simple démarche, toute l’ambition et la fatuité qui le motivaient. Le casque qu’il portait l’empêchait d’approfondir son examen ; mais son armure ne suffisait pas à cacher l’élancement de son corps et elle sentit instinctivement, à mesure qu’il s’approchait du capitaine, ses longues, très longues, trop longues dents rayer le plancher. Les mains levées dans une illusion de docilité, elle tenta d’accrocher le regard d’Alistair pour lui signifier qu’elle avait un mauvais pressentiment ; Ligie fit de même ; néanmoins, celui-ci s’obstina à vouloir régler le conflit diplomatiquement, comme à l’ordinaire.

« Capitaine Grimeborne, commença l’officier d’une voix pleine d’assurance, il est heureux que vous n’ayez pas eu la bêtise de résister davantage au sort qui vous attend, vous et votre équipage. » Tout en parlant, il avait ôté le masque du capitaine d’un geste impudent, découvrant un visage vieilli, mais un sourire invariable, lissé d’une douteuse politesse. « Peut-être est-il temps de tirer votre révérence à un mode de vie qui ne sied plus à votre grand âge ? continua-t-il en le dévisageant, laissant tomber le masque sur le pont dans un retentissement sinistre. Votre navire a trop fait parler de lui, ces dernières années, et je me trouve dans l’obligation de le saborder. Vous et votre équipage allez me suivre bien docilement pour nous dispenser d’un massacre inutile. » Maria crispa les poings, mais le soldat qui la tenait en joue la rappela à l’ordre d’un cri autoritaire. Alistair, lui, n’avait pas bougé. « Votre sollicitude me touche, monsieur. Je vous sais gré de vouloir nous éviter des pertes malheureuses et de travailler avec autant de zèle à la tranquillité des autres nations – puisqu’enfin, il ne me semble pas avoir jamais inquiété le moindre vaisseau évoluant sous la bannière d’Ellgard. Nous pourrions cependant trouver un arrangement ? La cale de mon navire regorge de trésors inestimables rassemblés au gré de mes explorations… » L’officier avait patiemment écouté les arguments d’Alistair et s’était mis à le contourner, comme pour échapper au charme persuasif de sa voix. « Et tenez, j’ai là nos lettres de marque, qui vous prou-… » Il suffit d’une seconde. Une fois dans son dos, profitant de ce que les mains du capitaine étaient occupées à fouiller la poche intérieure de sa redingote, l’officier lui enfonça une lame dans le flanc, et le força à mettre un genou à terre en la tournant aussitôt d’un coup sec. La stupeur tordit le visage d’Alistair qui commença de s’effondrer, sa chute ponctuée par les hurlements épouvantés de Ligie, maîtrisée avec maintes difficultés par l’un des soldats. Il y eut une clameur terrible parmi les matelots qui, l’espace d’une seconde, insoutenablement tendus par la rage et l’indignation, menacèrent de se retourner contre leurs agresseurs en dépit de l’avantage qu’ils s’étaient ménagé sur eux.

Mais leur emportement se mua en abattement lorsque l’officier ôta sa lame du corps d’Alistair dans un bruit de succion répugnant, tout en les interrogeant froidement : « Qui, ici, est le capitaine en second ? » Déjà, le sang coulait à gros bouillons de la plaie ouverte, aussitôt bu par le bois. Un long silence appesantit davantage l’atmosphère, jusqu’à ce que Maria se manifeste en dépit de sa gorge nouée par la fureur. « C’est moi. » dit-elle en exprimant par le dédain de sa bouche toutes les injures qu’elle ne pouvait se permettre de proférer. Les matelots et Ligie tournèrent vers elle un regard indescriptible où se mêlaient confusément l’appréhension et l’espoir. L’officier, après avoir intimé au soldat qui la mettait en joue de venir auprès du capitaine pour s’assurer qu’il ne se relève pas, s’approcha posément du vampire. « J’ose espérer que vous aurez quant à vous la décence de ne pas me prendre pour un imbécile et de m’épargner le numéro de la lettre de marque. » déclara-t-il après s’être immobilisé face à elle, l’épée toujours en main. Il releva la visière de son casque pour la regarder durement au fond des yeux. À sa plus grande surprise, elle vit dans les siens comme un ondoiement de flammes. « Et que vous comprendrez mieux ce que j’entends par me suivre bien docilement. » acheva-t-il d’une voix toujours aussi dissuasive. Maria, dont l’immobilité suggérait maintenant celle d’un crocodile à la surface de l’eau, dévisagea l’officier fixement. Un prisme rouge voilait sa vision et les tambours de son propre sang battaient furieusement à ses oreilles. Ne fais pas d’ânerie, Nina, avait autrefois imploré Elise. Je sais pertinemment quels sont les ennemis qu’il ne faut surtout pas se mettre à dos, avait prétendu Alistair.

Son cœur battit si fort qu’elle n’eut d’autre choix que de céder à son impulsion : sans crier gare, elle écrasa son front sur le nez découvert de l’officier avec la dernière des brutalités. Alors, le temps de latence se matérialisa presque entre les corps. Les soldats semblèrent un instant ne pas croire à l’audace insensée dont elle avait fait preuve, ce qui laissa à ses matelots toute latitude pour profiter de la surprise qui avait fugacement amolli leur bras. Certains parvinrent à se dérober aux fusils et à désarmer leur adversaire ; d’autres eurent moins de chance. Ce fut, pendant quelques secondes, un désordre extraordinaire où le capitaine adverse, qui s’était remis de sa stupéfaction, le nez en sang, abattit rageusement son épée sur Maria. Celle-ci fit deux pas de côté tout en emprisonnant son poignet d’une main ferme pour dévier l’attaque et se laisser le temps de décrocher l’une de ses hachettes. L’officier se dégagea brusquement pour lui administrer une gifle de flammes sur le côté droit du crâne. Une atroce odeur de cheveux et de chair brûlés se répandit sur le pont.  Assommée, Maria tituba en arrière et faillit être rattrapée dans sa chute par la lame qui menaça une nouvelle fois de l’embrocher ; mais un matelot s’était jeté sur l’officier, l’écrasant contre le garde-corps et le forçant à lâcher son arme afin de réussir à maîtriser le poids qui risquait de le faire passer d’une seconde à l’autre par-dessus bord. Les flots engloutirent l’épée, bientôt suivi du casque du soldat, que le matelot parvint à lui ôter en le repoussant de ses deux mains appliquées avec hargne contre son menton et ses mâchoires. Une gerbe de tresses brunes avait jailli du casque, annonciatrices de la langue de feu qui vint bientôt lécher sa maigre armure de lin.

Maria, qui s’était enfin redressée, dut assister, impuissante, au plongeon volontaire de la torche vivante qu’était devenu son camarade. Sans tarder, elle lança sa hachette pour trancher les attaches en cuir qui retenaient le plastron de l’officier. La protection, en tombant, emporta avec elle l’arme qu’elle avait retenue et qui s’était sommairement fichée dans la chair de l’homme. Il était furieux et ne semblait plus prêter la moindre attention à la lutte qui faisait rage derrière lui. Maria se mit à le provoquer, elle-même déchaînée par la brûlure qui continuait imperceptiblement de se répandre sur son crâne. « Qu’est-ce qu’une salamandre fout en pleine mer ? demanda-t-elle sarcastiquement. C’est un bizutage, c’est ça ? T’es le puceau de ta promo et tu cherches à faire tes preuves sur des corsaires inoffensifs pour obtenir un poste plus prestigieux ? » Sans mordre à ses provocations, le soldat s’empara de la hachette pour la lancer vigoureusement sur elle et la forcer à un ample mouvement d’esquive ; mais elle n’avait pas manqué de remarquer la dague qu’il avait, du même coup, fait jaillir dans son autre main. Se redressant en vitesse, elle accueillit sa charge en repoussant son bras tendu vers l’extérieur, le pliant aussitôt en deux pour écraser son épaule contre la poitrine de son adversaire. Elle le désarma et, profitant de l’emprise qu’elle avait sur lui, agrippa ses tresses pour rabattre violemment sa tête dénudée sur son genou, une, deux, trois fois. Le sang jaillit pour de bon. Son étourdissement lui permit enfin de le faire pivoter sèchement sur lui-même et de le saisir par le col et la ceinture afin de s’en servir comme d’un bouclier lorsqu’elle fit tonner sa voix par-dessus le tumulte des affrontements.

L’état de leur capitaine força les soldats à abaisser les fusils qu’ils venaient de lever contre Maria. Il y avait, morts sur le pont, plus de matelots que de militaires. C’était un désastre. Et plus elle observait ses ennemis, plus elle songeait qu’il s’agissait là d’une grossière méprise. « Dites-moi une chose, les gars, commença-t-elle après avoir inspiré profondément. Ce petit crochet par un navire de corsaires était-il vraiment prévu dans votre ordre de mission initial ? Ou bien c’est votre esprit d’initiative à la con qui vous a poussés à vouloir montrer que vous aviez la plus grosse, comme ça, pour la forme ? » Elle n’eut aucune réponse, bien sûr, mais l’électricité qui chargeait l’air parut soudainement redoubler. Elle reprit d’une voix menaçante, en ignorant la douleur qui élançait ses bras fatigués : « Au fond, c’est du pareil au même. Alors voilà ce qu’on va faire : vous allez bien docilement regagner votre navire et nous laisser partir. Lui, dit-elle en désignant la salamandre qu’elle tenait toujours aussi fermement, je le garde comme prisonnier le temps que tout s’aplanisse. Vous comprenez ce que je veux dire, bande de demeurés ? Vous aurez à répondre à vos supérieurs de la mort de votre putain de capitaine si vous tentez quoi que ce soit d’autre contre mon équipage. C’est bien clair ? »

Il y eut une hésitation très perceptible parmi les soldats ; mais l’un d’eux finit par esquisser prudemment un pas en arrière, amorçant enfin une retraite, bientôt suivi de tous les autres. Maria n’était pas dupe, cependant : peut-être ne consentaient-ils à retourner sur leur vaisseau que pour bénéficier de leur artillerie et soumettre le Belfast avec des tirs mieux ajustés, renonçant ainsi à la capture initialement prévue au profit d’une élimination pure et simple. Et si une idée de riposte lui avait à cet égard traversé l’esprit, elle n’était pas certaine de parvenir à la mener à bien dans son état.

Du reste, elle vit juste. Dès que les soldats se furent retirés, elle lâcha son prisonnier pour le laisser sous l’étroite surveillance d’une poignée de matelots, tandis que les autres appareillaient rapidement les voiles. Elle n’avait pas le loisir de prêter attention à Ligie, blessée mais sauve, étendue sur le corps inerte de son père. En vérité, elle put à peine s’emparer de la barre pour faire cap vers les côtes les plus proches : les soldats adverses avaient déjà mis leurs canons en batterie afin de les faire gronder contre la coque du Belfast. En raison de la trop courte distance qui les séparait encore, les manœuvres de Maria pour s’y soustraire ne furent pas suffisantes : le navire, sans être éventré, fut sévèrement endommagé, la forçant à céder la barre à un autre matelot pour courir vers la poupe et élever un autre banc de brume dans le seul espoir de fausser la visée du prochain tir. Le vaisseau ennemi, comme elle l’avait prévu, eut de nouveau recours à sa technologie infernale pour dissiper le mur mais perdit du temps à manœuvrer pour se replacer dans l’axe du Belfast. Alors, Maria puisa profondément dans ses ressources magiques et leva énergiquement les deux poings pour embrocher la coque adverse d’un pic de glace. L’écueil artificiel contraignit salutairement l’équipage à immobiliser leur vaisseau ; mais elle ne put en voir davantage : déjà, le sang lui coulait du nez et elle tombait, épuisée, sur le château arrière de son navire.
***


Ligie l’avait veillée et nourrie dans la cabine principale du Belfast pendant près de quarante-huit heures. Quelques moments de conscience avaient entrecoupé son lourd sommeil – le premier depuis des années –, mais il lui avait été impossible de quitter le lit. Un bandage lui cerclait le crâne. Tout le côté droit en était douloureux. La jeune femme lui avait expliqué mécaniquement, comme jetée en-dehors d’elle-même par ses propres souffrances, qu’elle avait eu énormément de mal à arrêter la brûlure et que, pour s’en venger, elle avait plongé la salamandre dans un bain d’eau de mer. Leur prisonnier était très affaibli, et elle avait dû se faire violence durant tout le voyage qui les avait péniblement menés à Nueva pour ne pas l’abattre.

Puis un long silence les avait séparées, avant que Ligie ne laisse échapper un sanglot. Maria avait pudiquement détourné les yeux de sa peine – qu’elle partageait indiciblement –, toutefois sa main s’était enroulée autour de la sienne, faible mais protectrice. Alistair, elle le savait déjà, s’était trop rapidement vidé de son sang et n’avait pu être sauvé. Elle-même n’avait pas été en état de faire quoi que ce soit pour l’aider. La jeune femme, après avoir repris un semblant de contenance, lui apprit qu’ils avaient eu recours aux services d’un embaumeur et qu’ils l’enterreraient sur une île qu’il disait avoir lui-même découverte.

Maria eut un lourd soupir. « Je suis désolée. » murmura-t-elle d’une voix éraillée par l’épuisement. « Même si ce n’est sans doute pas ce que tu veux entendre, je crois… Je crois au fond que ton père s’est montré tout aussi présomptueux que cet officier à la con. » Ils avaient joué de malchance, se persuada-t-elle. Et elle se sentait en colère contre lui, contre son erreur de calcul, contre sa propre incapacité à avoir des couilles pour deux. Sans doute aurait-elle dû insister davantage pour tenir tête à la frégate militaire d’entrée de jeu, et par les armes. Les conséquences n’auraient-elles pas été moins difficiles à endurer que la mort stupide de leur capitaine et de leurs compagnons ? Ligie n’avait rien dit et s’était contentée de poser doucement la tête sur son ventre.
***


Mais il fallait se reconstruire. Dans un premier temps, l’équipage avait seulement procédé aux réparations les plus urgentes, nécessaires à un rapide appareillage, car il ne pouvait se permettre de rester trop longtemps au même endroit.

Dès qu’elle eut de nouveau assez de force dans les jambes, Maria descendit dans la cale où la salamandre était retenue prisonnière. Ses géôliers s’étaient assurés qu’elle ne puisse pas faire usage de ses pouvoirs en l’affaiblissant régulièrement par des aspersions. Elle se tenait en position fœtale sur le banc de sa cellule, presque entièrement nue. Son armure, chef-d’œuvre de technologie, capable d’isoler efficacement son corps afin qu’il ne souffre pas de l’humidité, avait été cédée à un artisan de Nueva en échange de son aide et de son silence, et Maria éprouva une satisfaction mauvaise à l’idée que la moiteur des lieux le transperce jusqu’aux os.

Elle referma la main sur l’un des barreaux de la cellule et ordonna sèchement : « Debout. » Le flamboiement de ses yeux apparut soudain dans la pénombre. L’homme ne se redressa pas, ne dit pas un mot. Mais il avait à la surface du corps un tremblement continu qu’elle perçut comme un prédateur perçoit la peur et hume le sang. Il avait froid. Il était faible. Elle se demanda, l’espace d’une seconde, ce qui avait pu motiver l’enrôlement d’une salamandre dans l’armée de la froide Ellgard. Mais elle ne voulut pas le lui demander, elle ne voulut rien faire qui puisse solidifier les contours de son visage dans sa mémoire. Aussi poursuivit-elle froidement : « Je suppose que tu n’as pas la moindre envie de rester croupir ici ni de devenir notre esclave. J’ai d’abord songé à te saigner à blanc. Les salamandres ont toujours été mon péché mignon, votre sang est plus chaud que les autres et donne presque l’impression d’être épicé tant il enflamme durablement les papilles et le gosier. Je peux bien me moquer des conséquences d’un tel acte, maintenant que tu as toi-même saigné à blanc le seul garde-fou qu’il me restait. » Ses doigts se resserrèrent fortement autour du barreau comme l’image d’Alistair s’imposait à elle. « Mais tu vas m’aider à éponger toute la merde que tu as répandue dans le simple but de te faire valoir. Je ne veux plus rien avoir à faire avec ton équipage, et à plus forte raison avec ta nation. Tu vas faire en sorte que notre petit accrochage soit totalement oublié. Autrement tu peux être sûr que je m’essuierai les pieds sur ton ego et que tu préféreras te terrer dans la cale de mon navire plutôt que de reparaître aux yeux de ta famille et de ton armée. »

Les paupières de la salamandre s’étaient dédaigneusement alourdies. Puis elle avait moqueusement soufflé par le nez. « C’est trop tard, persifla-t-elle d’une voix affaiblie. Mon équipage ne réussira sans doute pas à cacher les dégâts essuyés par notre navire et il devra très bientôt rendre des comptes, c’est-à-dire signaler ma capture. Même si j’y avais consenti, je n’aurais rien pu faire pour toi. » Ses iris disparurent un instant derrière un battement de cils. « Pourtant, je suis heureux. » ajouta-t-il énigmatiquement, un sourire audible dans la voix. Sa géôlière fronça incrédulement les sourcils et éprouva la pointe de ses canines du bout de la langue. « Heureux ? Tu penses donc nous avoir enterrés, peau de con ? »

L’homme se redressa dans un long rire où parut se concentrer toute l’ironie du monde. « Pas exactement, susurra-t-il. Je suis finalement heureux que tu aies courageusement refusé de gémir comme une chienne. »

Maria tressaillit.

Ses yeux s’écarquillèrent.

Elle eut l’impression que le sol se dérobait soudain sous ses pieds.

« … Capitaine ? »
***


Il lui avait sarcastiquement rétorqué qu’il ne pouvait plus prétendre au titre de capitaine, désormais ; qu’elle avait fait ses preuves et que la présomptueuse salamandre dont il hantait le corps était encore trop présente dans son esprit pour qu’il puisse convenablement commander à un équipage.

Le cœur au bord de l’explosion, elle l’avait regardé fixement, avant de lui faire remarquer qu’il s’agissait là d’une piètre crise de la cinquantaine et qu’il n’avait décidément aucun savoir-crever.

***


Août 442 — décembre 449.

Au-delà du soulagement et de la joie que l’on ne manifesta qu’avec une grande pudeur – des yeux un peu plus humides qu’à l’ordinaire, tout au plus, de discrets gonflements de cœur –, la cohabitation fut on-ne-peut-plus troublante. Ligie, notamment, passa les premiers jours à dévisager avec défiance le nouvel hôte incongru de son père, songeant déjà qu’elle l’avait peut-être fait souffrir involontairement, mais ne manquant pas une occasion de le mettre à l’épreuve. L’équipage n’avait pas osé s’interroger plus avant sur le phénomène étrange qui leur avait rendu leur ancien capitaine dès lors que Maria avait toléré la présence de la salamandre à bord du navire. En vérité, elle aussi avait éprouvé la connaissance qu’il était censé avoir des matelots et de leurs aventures, plus subtilement, pour retrouver, non sans une secrète stupeur, les cheminements de pensée qui avaient toujours caractérisé l’esprit brillant et méandreux d’Alistair. Il ne s’était jamais confié sur ce qu’il percevait de l’existence antérieure de son hôte, sans doute parce qu’il prétendait d’abord démêler le désordre de leur mémoire et émotions combinées. Personne n’insista. Par ailleurs, la nécessité de leur échappée ne tarda pas à balayer leurs plus solides réticences. Amoindris, ils durent faire profil bas pendant plusieurs années, changeant temporairement le nom de leur navire, épuisant lentement leur fortune en réparations et en vivres – il leur avait également fallu ré-équiper Alistair pour compenser le sévère handicap que représentait sa nouvelle nature –, jusqu’à devoir composer uniquement avec ce que la nature leur offrait. La solidarité qu’ils manifestèrent les uns envers les autres fut absolument sublime. Et même Ganache, le gros chat qui hantait leur cale, dut se résoudre à maigrir.
***


Janvier 350 — Mai 407.

La réapparition progressive du Belfast sur les eaux du monde se fit dans les années 350 ; plus élancé et rapide que jamais, n’affichant plus la moindre trace des avaries qu’il avait éprouvées, il s’était de nouveau lancé à la conquête des trésors dont regorgeaient les océans et les navires qui les traversaient. Maria, secondée par le précédent capitaine Grimeborne dont le crâne lui masquait désormais le visage, avait minutieusement recomposé l’équipage, enrôlant, débauchant de nouvelles recrues aux quatre coins du monde. Irrémédiablement échaudés par leurs déconvenues passées, ils ne s’étaient plus embarrassés de leur hypocrite numéro de corsaires et avaient pleinement embrassé, comme beaucoup d’entre eux, l’irréductible vie de pirate : tuant sans pitié, punissant les mesquineries de leurs victimes en n’admettant aucun prisonnier, exploitant pleinement les ressources physiques et magiques de chacun pour être en mesure d’envisager les pillages les plus audacieux. Le Belfast était parvenu, en l’espace de quelques années, à se rendre presque insaisissable, alternant coups de maître éclatants et discrets sabordages, profitant opportunément des tensions politiques et religieuses croissantes qui occupaient les différentes autorités pour s’épanouir dans de longues années de saccages en dépit des avis de recherche qui pesaient sur la plupart de ses matelots.

Ce fut pour eux une période faste – ils avaient même pu amorcer la construction d’un nouveau vaisseau –, peut-être les plus belles années de leur vie. Maria, sans s’adoucir, s’était discrètement déridée et parut garder perpétuellement au creux du ventre la délicieuse sensation de chute libre qui caractérisait pour elle l’indépendance. L’eau à perte de vue, la versatilité de la houle, le souffle et les chants marins, tout cela avait contribué à lui donner le sentiment inestimable que plus rien ne la tenait – et ne la tiendrait jamais – en bride. Elle devint tout à fait aveugle au sang indélébile qu’elle avait sur les mains.

Si elle profita pleinement des plaisirs que la terre avait à offrir – les marchés d’Izrheron et les festivités masquées avaient toujours eu sa préférence –, la mer finissait immanquablement par la rappeler à elle, imprimant durablement dans son âme et dans son cœur un ineffable émerveillement. Maria, qui repoussait obstinément les directeurs de conscience, n’avait jamais été croyante – comment aurait-elle décemment pu l’être, compte tenu de son rapport à une partie de la création ? –, mais elle se sentit quelquefois avec l’océan une proximité intime de l’ordre de la foi. Née en Mars, échappée à nombre de mésaventures et ayant eu l’heur de connaître la clémence de la mer, elle aurait pourtant pu – – considérer qu’Aquaros avait été sa divinité tutélaire et lui exprimer avec humilité une forme de reconnaissance. Ce fut l’un de ses émissaires qui lui renvoya à la figure, dans un furieux retour de flamme, toute la démesure dont elle avait pu faire preuve.

***


12 juin 407.

Tout était parti d’une idée stupide, qu’ils avaient d’abord pensée louable. Ligie, dont Maria avait partagé l’amour pour la cartographie, s’était éteinte vingt ans plus tôt, à près de soixante-dix ans. Chérissant toujours la mémoire de Werner, repue d’aventures par ailleurs, elle n’avait pas souhaité insister face à l’existence. Sa disparition avait plongé l’équipage, tout endurci qu’il soit, dans une étrange mélancolie. Après l’avoir ensevelie près de son père, sur leur île, ils avaient orné la proue du navire à son image et décidé, en guise de tradition, de célébrer spectaculairement l’anniversaire de sa mort tous les dix ans. La première fois, ils avaient mis à sac un petit village côtier et raflé tous les biens qui s’y trouvaient. La deuxième fois…

Cela n’avait été qu’une plaisanterie d’abord. Songeant à l’un des seuls regrets de Ligie, qui s’était trouvée amère de ne pouvoir nager parmi les siens en raison de sa nature prétendument imparfaite, ils avaient échafaudé un projet pour faire un mémorable pied de nez aux sirènes : dérober leurs sang-mêlés, qui n’avaient aucune place dans leur société et faisaient le plus souvent l’objet d’une traque sans merci avant d’être exécutés.

Mais ils étaient des pirates, et l’hypothétique noblesse de leur dessein avait aussitôt été souillée par l’appât du gain. Ils avaient beaucoup ri, avant que la volonté de mener à bien une telle action ne se concrétise impérieusement dans leur esprit, désinhibé par un sentiment grisant mais trompeur d’invincibilité. Ils se voyaient déjà célébrer leur éclatant succès et trinquer à la mémoire de Ligie pendant la fête du corail, qu’elle-même n’aurait manquée pour rien au monde.

Alistair les avait mis en garde. Maria, elle-même, avait senti courir sur son échine quelque mauvais pressentiment. Elle n’aimait pas se sentir à la merci du sort et avait par conséquent développé une fâcheuse tendance à courir au-devant de son destin plutôt que de le fuir. La logique et l’instinct auraient donc voulu qu’elle commence par se débarrasser de l’étrange sensation d’être suivie, persistante depuis quelques années, en cueillant – et sabordant – le navire non identifié qu’elle voyait systématiquement poindre derrière elle, peu de temps après avoir quitté les lieux de ses méfaits.

Une fois encore, elle fut négligente, comme pouvait l’être un guerrier beaucoup trop sûr de lui.

Cependant on n’apprend pas aux vieux singes à faire la grimace, et elle n’ignorait pas que les eaux la séparant des réserves tant convoitées étaient propices aux embuscades. « Navire en approche ! » hurla soudain un matelot juché en sentinelle sur le grand mât. Un joli comité d’accueil les attendait. Et il arrivait droit sur eux, comme s’il avait, de fait, tout spécifiquement appareillé pour les recevoir. « Il semblerait que quelqu’un nous ait vendus. » siffla Alistair en faisant déjà apparaître une braise ardente au creux de ses mains. La pègre, malheureusement, n’observait pas toujours les règles de solidarité et de silence qui permettaient pourtant de la consolider, remarqua-t-il ironiquement. Maria sentit l’adrénaline lui couler dans le ventre tandis que le matelot lui décrivait le navire adverse : plus nombreux, apparemment mieux armés... « Foi de pirate, je vais tellement les balader qu’ils vont bientôt avoir l’impression de naviguer avec leur cul. » cracha-t-elle en raffermissant sa prise sur la barre. « On leur rentre dans le lard, on se casse avec le butin, et on ira retrouver la crevure qui a permis l’installation de ce traquenard. » Les canonniers étaient en place et les premiers coups, ponctués d’un « GRIMEBORNE ! » enflammé, commencèrent de répondre furieusement à ceux de leurs adversaires.

Ceux-ci lui firent cependant l’affront d’être un peu plus coriaces que prévu. « Il y a un homme masqué sur le pont, mon capitaine ! Il va sauter ! » l’avertit le matelot qu’un coup de fusil faillit déloger de son mât. Maria, excédée, tenta de se soustraire à l’abordage d’un ample coup de barre. « Scalpez-lui la tronche et qu’on n’en parle plus ! » vociféra-t-elle alors qu’Alistair interceptait les premiers sauts adverses par d’immenses gerbes de feu. Resno avait ramené sa lourde hache sur son épaule, prête, comme tous les autres matelots sous les armes, à défendre leur navire.

Dans la violence des minutes qui suivirent, Maria mit absolument tout en œuvre pour stabiliser le Belfast tout en l’éloignant du vaisseau adverse afin d’en couper la ligne et de ménager à son équipage des conditions idéales de bataille. Cependant, lorsque les sirènes se mirent inopinément à battre en retraite, elle n’eut pas le loisir de s’en féliciter, ni même de songer qu’elle devait leur fuite aux prouesses de son équipage ; car bientôt une ombre gigantesque, qu’elle ne tarda pas à reconnaître, répandit une nuit nouvelle sur son navire. Razgriz, dont elle n’atteignait même pas la taille de l’avant-bras, se dressait majestueusement au-dessus d’eux. Et il avait sa gueule des très, très, très mauvais jours.

Maria déglutit péniblement. Elle avait accueilli l’arrivée du Roi des Océans d’un cavalier et ironiquement tragique « Merde, je l’avais oublié ce con-là ! » sans paraître s’apercevoir qu’elle avait, par là même, malencontreusement oublié de lui présenter ses respects. Pour la toute première fois de son existence, et si l’on excluait les innombrables vagues déferlantes qu’elle avait dû gravir à bord du Belfast, elle dut se tordre le cou pour regarder son adversaire. Le déploiement incommensurable de Razgriz lui noua les tripes d’une étrange et ô combien désagréable sensation. Il y avait très longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé ce sentiment d’échec à venir : les écailles ruisselantes d’eau du dragon l’avaient brutalement ramenée à la vulnérabilité qu’elle avait confusément éprouvée lorsque son équipage s’était laissé abordé par l’un des vaisseaux d’Ellgard. Mais l’ennemi, cette fois-ci, étant sans commune mesure avec la frégate militaire responsable de leur première déroute.

Stupéfaite, Maria contempla l’effroyable débâcle qui régnait maintenant à bord de son navire. Son équipage se trouvait forcé de s’allier à l’adversaire pour préparer leur fuite et espérer survivre. Ceux qui pouvaient se permettre de ne pas s’embarrasser d’un canot s’étaient immédiatement jetés à la mer. Son cœur manqua un battement. Razgriz, à en juger par sa posture menaçante, était sur le point de se déchaîner sur eux. D’un coup de griffe, il arracha toute la mâture, empêchant tout départ et obligeant Maria à lâcher la barre pour s’abriter. Elle entendit la voix d’Alistair au-dessus de la cohue. Celui-ci apprêtait un canot avec l’aide d’autres matelots. « À ce rythme, il va tous nous bouffer ! hurla-t-elle après les avoir rejoints. Je vais essayer de le distraire, fuyez pendant ce temps-là ! » Mais il la retint durement par le bras en protestant : « Ne fais pas l’idiote, Maria, tu vas venir avec nous et avoir la décence de paniquer, pour une fois ! Crois-moi, il n’y aura aucune honte à avoir eu PEUR d’un dragon ! Maria ! » Mais comme elle se dégageait sèchement de son emprise, il se mit à hurler. « MARIA ! VIENS AVEC NOUS ! » Déjà, elle s’était éloignée après avoir autoritairement jeté le canot à la mer. Ne voulant rien entendre, elle brailla puérilement : « ME FAIS PAS CHIER, ALI’, JE FAIS ENCORE C’QUE J’VEUX ! MAINTENANT TU DEGAGES DE LÀ ET TU ME FAIS LE PLAISIR DE RESTER EN VIE ! C’EST UN ORDRE ! » Avant de s’élancer résolument sur le pont supérieur. Elle avait peur, en vérité. Mais le superbe palmarès du Belfast rendait ce soufflet si cruel que l’effroi se nuançait progressivement de fureur. Et c’était sans doute là son plus grand problème : la peur la rendait du même coup folle de rage et irréparablement indisposée à fuir la queue entre les jambes.

Un capitaine n’abandonnait jamais son navire.

Maintenant armée de ses deux hachettes face au Roi des Océans prêt à fondre sur elle, Maria se voyait déjà se propulser au moyen d’un geyser d’eau et lui grimper dessus pour lui crever les yeux ; mais une tache obscurcit subitement le coin de son œil et elle fit l’erreur de tourner la tête pour en identifier la provenance, s’exposant par là même irrémédiablement à l’attaque du dragon. Le corps qui la percuta ne parvint à l’y soustraire qu’au prix d’un ultime arrachement : les implacables mâchoires de Razgriz s’étaient étroitement refermées sur son côté droit et elle hurla de douleur comme de rage, jusqu’au rugissement, alors que le sang bouillonnait juste sous l’épaule sauvagement amputée de son bras. Grièvement blessée, Maria s’écrasa lourdement sur le pont et se trouva incapable de se redresser : déjà, la tête lui tournait et une sueur glacée lui léchait désagréablement la nuque. Ses tempes éclatèrent en bourdonnements assourdissants comme on la soulevait pour la déposer au fond d’une barque. Cernée par le bois, elle ne vit pas les corps de ses fidèles matelots flotter à la surface de l’eau, impitoyablement saisis par l’électricité que la magie de Razgriz avait répandu sous la mer.

Elle ne vit que ce masque et s’entendit à peine déverser un flot d’injures, le maudire et leur promettre mille morts, à lui, tous ses descendants, son chien, son chat et son tabouret préféré. La perte de sang la rendait un peu incohérente. Du reste, ses membres étaient maintenant tellement gourds et le souffle lui manquait tant qu’elle n’eut pas la force de lever quoi que ce soit pour lui en coller une ou le repousser tandis qu’il s’employait à lui faire un garrot dans le but de réfréner l’hémorragie qui menaçait de la tuer. Il venait de lui sauver la vie ? Il y avait fort à parier que son indécrottable mauvaise foi l’empêcherait catégoriquement de voir les choses ainsi.

Elle perdit connaissance entre les oscillations de la barque et sous la dure caresse du vent marin qui lui fit cruellement sentir l’incomplétude de son corps, quelquefois ramenée brièvement à la conscience par la chaleur du sang qui la maintenait en vie.
***


16 juin 407.

Maria s’était réveillée dans une chambre sans fenêtre, transfusée, le corps terriblement lourd et l’esprit embrouillé par les drogues calmantes. Elle voulut tourner le visage vers son côté droit, mais sa tête, faute de vigueur, s’affaissa plus qu’elle ne s’inclina. Du moins vit-elle tout de même, à travers un large pansement qu’humidifiait encore un peu son sang, les moignons couturés de son sein et de son bras.

« L’essentiel est que tu sois en vie. » murmura une voix familière dans la pénombre de la pièce, comme pour relativiser la gravité de ses blessures, le désastre que représentait pour elle une amputation. Alistair se tenait assis près de la porte, posant sur elle un regard attentif. Elle ne distinguait pas ses traits fatigués par les longues veilles qu’il avait dû assurer. « N’essaie pas de parler. Nous sommes à Ellgard – ne t’agite pas –, en sécurité pour le moment. Plus vite tu auras récupéré un semblant de forces, plus vite nous pourrons partir d’ici. » Il lui apprit qu’il était arrivé au port un peu avant elle et qu’il avait pu la récupérer sitôt que l’homme masqué s’était séparé d’elle. « Chez Karl… ? » avait-elle difficilement articulé d’une voix complètement éteinte qui l’exaspéra. « Oui, acquiesça-t-il. Il ne pourra pas nous abriter très longtemps. » Maria s’était arrangée pour trouver des contacts utiles partout dans le monde : informateurs, faussaires, artisans réparateurs, médecins... Pour des raisons évidentes, ces derniers ne se trouvaient jamais bien loin des docks. Elle s’en félicitait doublement maintenant qu’elle s’était tenue à l’article de la mort.

Alistair sortit un instant pour revenir accompagné de leur hôte. Celui-ci alluma une lumière douce qui ne manqua pourtant pas de ravager ses yeux fatigués. « T’as une sale tronche, Maria. » lui fit-il remarquer en s’installant à son chevet pour procéder à un examen. La tête enfoncée dans les épaules, elle essaya de le distinguer à travers ses paupières froncées et parvint péniblement à maugréer : « Heureusement que j’peux toujours compter sur la tienne pour m’embellir, connard. » Elle perçut vaguement le signe amusé qu’il adressa aussitôt à Alistair. « La répartie semble de nouveau opérationnelle, j’me fais aucun souci pour le reste. » Il avait prudemment contrôlé l’état de la blessure. « Je connais une personne de confiance qui pourra accélérer la cicatrisation, et une autre un peu plus douteuse qui remplacera ton bras perdu par une prothèse. J’espère que tu as beaucoup d’argent. » Elle allait protester, mais Alistair la devança : « Par chance, nous avions en grande partie vidé la cale de notre navire dans la perspective de la grosse ânerie que nous allions faire. Je m’occuperai de rassembler la somme nécessaire. » Karl eut un faible rire. « Il m’a dit que si j’apprenais comment tu t’étais fait ça, il n’était pas sûr que j’accepte encore de te soigner, susurra-t-il en se penchant sur elle comme pour entrer dans la confidence. Alors, Maria ? Comment t’as merdé, cette fois-ci ? » Mais il n’obtint d’abord en guise de réponse qu’un grondement contrarié. « J’veux pas d’une putain d’prothèse. » éluda-t-elle hargneusement. Karl haussa les épaules dans un geste d’impuissance et se redressa. « Tu peux toujours rester manchote, hein, parce que j’connais personne qui ait développé ses talents magiques au point d’pouvoir faire repousser un membre entier. Y a toujours Razgriz, mais le bonhomme a son p’tit caractère, il paraît. »

Il y eut un long silence. Un long, très long silence, plus éloquent que n’aurait pu l’être le plus limpide des aveux. Karl n’osa pas intercepter le fil de pensées presque palpable qui circula entre eux.

Maria finit par soupirer lourdement. « Razgriz a déjà dû le digérer et le chier allègrement, à l’heure qu’il est… »

Elle parlait de son bras. Karl, refusant d’abord de comprendre, dut la dévisager pendant un moment pour s’assurer que l’énormité qu’elle venait tout juste de proférer n’avait en réalité rien d’une blague. Au bout de quelques minutes, il se tourna lentement vers Alistair. « J’comprends pas, Ali’, admit-il en se frottant l’arrière de la nuque. Pourquoi tu lui as pas donné l’coup d’grâce, au juste ? On a pas idée d’s’embarrasser d’une tarée pareille... » Un rire gras échappa à Maria et se mua en une douloureuse quinte de toux. « En vrai, parvint-elle à ajouter malgré tout, j’espère au moins lui avoir filé une bonne chiasse, à c’gros lézard. »

Alistair se passa une main sur le bas du visage dans un geste d’exaspération, tandis que Karl la regardait de travers, médusé. « J’préfère même pas t’demander comment tu t’es retrouvée à t’faire bouffer l’bras par Razgriz, soupira-t-il. J’comprends même pas comment t’as pu survivre dans ton état.
Il se trouve que j’avais un sandwich au poulet sous la main, répondit-elle avec aplomb, en espérant secrètement que l’homme masqué à la con, où qu’il soit à présent, se sente inconsciemment blessé par l’analogie.
Si j’en crois ce qu’elle marmonnait pendant qu’elle était à demi consciente, un homme masqué lui a très généreusement porté secours en la biberonnant avec son propre sang, rectifia impassiblement Alistair.
Un sandwich au poulet, c’est bien ce que j’ai dit. » s’obstina-t-elle dans un grommellement, indiciblement vexée par l’emploi du verbe « biberonner » qui lui faisait d’autant plus sentir toute la puérilité de ses réactions.

Karl secoua négativement la tête et leva les mains en signe d’abandon avant de se diriger vers la porte. « J’suis bien content d’avoir refusé ton offre y a quelques années, Maria. Maintenant repose-toi au lieu d’dire des conneries, parce que dans une semaine, j’te jette dehors à coups d’pied au cul s’il le faut. »
***


Alistair s’était hasardé à lui demander comment elle comptait éponger l’énorme dette « humaine » qu’elle venait de contracter. Elle lui aurait bien répondu qu’elle avait la ferme intention de confronter Razgriz à nouveau pour récupérer son bras et ramener son équipage à la vie, mais elle songea aussitôt qu’elle n’avait décidément pas la force d’être conne, ce soir-là.

Tout ira mieux demain, se persuada-t-elle en fermant les yeux pour s’abîmer dans un long sommeil réparateur.
***


25 juin 407.

Dans le laboratoire sordide où elle avait abandonné tout espoir d’assister à la fête du corail pour honorer la mémoire de Ligie, Maria dut faire l’effort – difficilement surmontable pour elle – de ne pas trop s’agiter sous le regard sévère du chirurgien occupé à fixer sa nouvelle prothèse sur la base greffée. Consentir à être immobilisée n’avait jamais rien eu d’une évidence pour elle. Quand on avait essentiellement connu les dangers de la mer et que la mobilité, dans l’absolu, constituait le tout premier secret de la survie, se tenir tranquille revenait un peu à mettre délibérément le pied dans un piège à loup. L’agitation la plus ordinaire du corps paraissait en somme devenir le symptôme d’une nervosité intériorisée. Et puis, à elle qui préférait la chair, le sang et les muscles naturels, cet assemblage de titane et de fils n’inspirait pas le moindre engouement, sans compter que la clandestinité de l’opération comportait aussi son lot de désavantages : le chirurgien ne lui avait pas caché que les pièces qu’il utilisait relevaient pour certaines de la plus sombre camelote, ajoutant que c’était malheureusement le prix à payer pour ne pas avoir à passer entre les mains des autorités officiellement compétentes.

Elle avait préféré se murer dans un silence dépité. Par bonheur, il manipulait son moignon d’une manière parfaitement impersonnelle et aseptisée, et la soustrayait ainsi au sentiment de pudeur qu’elle aurait pu éprouver à être exposée dans son infirmité sous les yeux d’un inconnu. L’espace d’une seconde, la froideur et la « gratuité » – toute relative, elle l’apprendrait bien assez tôt – de ses gestes eurent même quelque chose d’étrangement reposant. Tout à coup, il lui sembla que son être se réduisait au bout de métal qui lui tiendrait bientôt lieu de bras, et, comme par contagion, elle s’en sentit presque l’insensibilité.

Elle se serait probablement tout à fait détendue s’il ne s’était pas mis à lui parler du prix. Son visage s’était allongé de plusieurs centimètres en prenant connaissance de la facture du chirurgien. « Je vous ai sollicité pour remplacer mon bras, pas pour que l’opération m'en coûte un deuxième. » avait-elle essayé de protester, mais l’homme s’était immédiatement défendu avec dédain : « Je me suis servi de matériaux qui allient légèreté et robustesse afin que la prothèse ne soit pas pour vous un trop grand fardeau. Vous remarquerez par ailleurs que je ne vous ai jamais demandé qui vous étiez. Considérez donc que vous achetez mon silence en plus de mes services. » Maria regretta profondément de ne pas pouvoir lui enfoncer la trachée. « Vous me paierez la moitié aujourd’hui et vous réglerez le reste la prochaine fois. J’aurai quelques ajustements à faire, mais je dois d’abord m’assurer que vous supportez bien la prothèse. Ne vous avisez pas de me flouer. »

Non sans réticence, elle considéra son nouveau bras artificiel. Plusieurs boîtiers de petite taille étaient demeurés vides, probablement destinés à accueillir le dispositif complexe qui permettrait la connexion cérébrale. Pour cela néanmoins, il fallait de l'équipement et des moyens.

Or, trop impatiente de quitter Ellgard, Maria eut la bêtise de ne pas se présenter à son rendez-vous d’appoint.

Elle avait tout un équipage à reconstruire.

Yes bienvenue dans le coin moussaillon, L'avatar en jette plein les mirettes, ca promet.

Bon jeu dans le coin vil forban.
Bienvenue et massacre bien Victor Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée] 3622086245

Bienvenue sur le forum! C'est super chouette de voir Maria jouée surtout que tu as l'air de nous préparer une fiche du tonnerre!
Bienvenue par ici !
N'hésite pas à contacter le staff en cas de question :D

Bon courage pour la suite de ta fiche prometteuse Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée] 3322922638
Merci à tous, vous êtes très choux ! happy Je n'hésiterai pas à vous embêter si besoin. :D
Bienvenue à toi !

J’adoreee !
Merci beaucoup, June, très contente que Maria te plaise ! Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée] 416246685
Hello !

Je double-poste comme une malpropre pour signaler que ma fiche est ENFIN terminée ! Et pour vous présenter toutes mes excuses pour la longueur de l'histoire qui s'étend finalement aussi dans le message où je réponds à Alexander. Ne me savatez pas le derrière avec, s'il vous plait ! ;_;

Je vous remercie et vous souhaite bon courage pour la lecture ! Et je reste bien sûr à votre disposition pour apporter toutes les corrections nécessaires. Maria Grimeborne — Go Big or Go Extinct [Terminée] 1786526449
C'est dans la boîte !
Félicitation, te voilà officiellement validé ! *lance des cailloux festifs*

TEMPS FORTS Ҩ C'est probablement une des meilleures fiches du forum, sans hésiter. Tout est super bien écrit, autant les descriptions que l'histoire. C'est très drôle sans tourner au ridicule ou au random et on sent qu'il y a eu beaucoup d'efforts de faits pour cette fiche, rendre le personnage vivant et cohérent. Je ne pouvais pas demander mieux pour ce prédéfini !

REMARQUES Ҩ TROIS POSTS D'HISTOIRE. On devrait mettre une limite maximum. Non je rigole c'était très agréable à lire. Attention il y a une erreur dans laquelle tu écris que quelque chose se déroule en "448" mais je pense que c'est une faute d'inattention.

Sur ces mots, je te redirige vers la fiche personnage obligatoire afin de conserver une trace de ton évolution. Bon courage pour la suite !