21 mai 387.
Par une radieuse soirée de juillet, Le Morgenster traçait un long sillon argenté dans l’Océan qui léchait les côtes de Mearian et Akantha. Il avait toutes ses voiles gonflées par un vent d’une délicieuse douceur et semblait désormais promettre un retour sans encombre aux négociants akanthiens qu’il transportait. Ceux-ci, d’abord ruinés par des spéculations trop hasardeuses, étaient maintenant impatients de revenir dans leur chère patrie avec des richesses acquises au prix de rudes labeurs et de périlleux voyages entrepris à Nueva. Akantha, approximaient-ils à vue d’œil, ne se trouvait plus qu’à quelques lieues ; aussi se réjouissaient-ils sur le pont supérieur, saluant leur terre natale de regards émus que le nuage salé de la mer n’aurait pu sécher, estimant avoir échappé pour de bon aux dangers de la navigation.
Un vieil homme, cependant, s’obstinait à rester appuyé sur le garde-corps, la mine assombrie par quelque mauvais pressentiment, déjà trop éprouvé par le sort, sans doute, pour se laisser tromper encore par les candeurs résiduelles de son imagination. Il demeurait opiniâtrement insensible aux peintures marines dont profitaient les autres passagers. La plupart essayaient joyeusement de distinguer, dans le lointain, les pierres colossales qui cerclaient majestueusement leurs terres arides, peut-être même les hautes tours finement ouvragées du palais d’Akantha, dont ils rêvaient les vastes galeries. La dernière fois qu’ils avaient pu contempler les arcatures à claire-voie qui frangeaient le splendide édifice remontait à presque six ans. Mais lui ne voulait voir qu’un présage dans les nuages qui saignaient au coucher du soleil. Il regardait l’horizon avec inquiétude, tandis que les figures des autres négociants s’épanouissaient dans un oubli complet des maux qu’ils avaient endurés. Il y avait comme une défiance du sort inscrite dans toute sa physionomie ravinée par le temps et l’infortune, et il semblait redouter quelque obstacle inopiné entre lui et les terres proches, si proches de sa belle et chaude Akantha, où sa famille l’attendait.
Son cœur creva lorsqu’il vit subitement des contours noirs, déjà aperçus quand le navire s’était définitivement éloigné de la pointe d’Ellgard, transpercer d’un coup l’horizon humide. Il se cramponna désespérément au garde-corps, cherchant confusément le regard du capitaine qui l’avait déjà rejoint, armé de sa longue-vue. « C’est le même navire qu’hier, n’est-ce pas ? » s’enquit-il à voix basse. « C’est bien lui, répondit le capitaine avec un dépit mêlé d’appréhension. Mais je ne comprends pas. Nous ne sommes plus qu’à quelques lieues des terres, la marine akanthienne aurait déjà dû le dissuader de nous donner chasse. » Le vieil homme fronça les sourcils. « Pourquoi ne nous rejoindre que maintenant ? De toute évidence, il est beaucoup plus rapide que votre satané Morgenster. » Le capitaine eut un grognement contrarié. « Une voie d’eau l’aura retenu ! Ou peut-être s’est-il d’abord assuré d’avoir la voie libre. Ce n’est pas bon. Je connais peu de navires qui auraient la folie de… » Au même moment, deux matelots, au haut des mâts, crièrent d’une même voix : « GRIMEBORNE !! »
Nul besoin de connaître ce nom pour comprendre qu’il s’agissait de piraterie : la voix des matelots, altérée par la panique, avait suffi à répandre une épouvante terrible dans le brick. Les passagers qui avaient tout simplement cru apercevoir un autre bâtiment de commerce se dispersèrent sur le pont dans une inexprimable confusion. « Par les couilles de Razgriz ! » jura le capitaine en abaissant sa longue-vue. Le vieil homme le retint par le bras comme il se détournait pour fortifier ses matelots. « Attendez ! Qui est ce Grimeborne ? Sommes-nous fichus ? » Les convenances voulaient que l’on n’inquiète pas les passagers en leur divulguant les innombrables menaces qui les guetteraient en mer tout au long de leur périple, lui expliqua-t-il sans cacher son mécontentement. Mais parmi les quelques noms dont on ne pouvait arrêter de se soucier à aucune étape du voyage, pas même lorsque le port convoité ne se trouvait plus qu’à deux heures, Grimeborne était en passe de devenir celui que l’on redouterait le plus d’entendre. « C’est le capitaine du Belfast, le petit bijou qui arrive sur nous comme s’il volait et que le vent s’était levé tout spécialement pour lui. Il commence à devenir difficile de compter ses victimes : il coule tout simplement tout ce qu’il croise, du modeste brick commercial à la frégate militaire. Nous aurions eu plus de chance de tomber sur une bande de corsaires. On peut encore négocier avec eux ; on ne peut pas négocier avec des pirates, à plus forte raison quand ils mettent un point d’honneur à ne pas faire de prisonniers. » Il eut un soupir rageur après avoir considéré les voiles de son vaisseau. « Mais tout n’est pas perdu. Le vent s’élève de plus belle, nous arriverons à Akantha. Il le faut, autrement je ne vous cache pas qu’il nous semblera plus doux de servir de repas à une horde de Memphrés. »
Le capitaine abandonna sans plus tarder le vieil homme à son désarroi, bien décidé à fuir ce danger et à gagner les terres akanthiennes à quelque prix que ce soit. Il éructa énergiquement ses ordres aux matelots, fit rapidement hisser toutes ses bonnettes, tribord et bâbord, pour offrir au vent inespérément favorable l’entière surface de ses voiles. Le Morgenster, grâce à ces habiles manœuvres, prit bientôt un nouvel essor qui redonna aux passagers les illusions de l’espérance. Mais soudain, par un brusque coup de barre qui ne pouvait qu’être volontaire, le timonier mit le brick en travers de la sourde lame de la mer ; les voiles, jusqu’alors gonflées par le vent, furent brutalement frappées de côté et battirent si fort que les vergues qui les retenaient se rompirent. Certains des négociants chutèrent, les cris de panique enflèrent de nouveau sur le brick. Le capitaine blanchit de rage en comprenant qu’un traître s’était infiltré dans son vaisseau. Dans un hurlement de fureur, il bondit sur le timonier en dégainant son poignard ; son élan fut tel qu’il le manqua, mais cela suffit à le précipiter dans la mer ; et ce qu’il vit en se penchant aussitôt par-dessus bord le stupéfia : « Un triton ?! » Il n’eut cependant pas le loisir de suivre l’éloignement de la créature qui nageait maintenant à toute vitesse vers le Belfast. Les yeux humides d’abattement, il dut courir à la barre pour essayer de remédier au désordre catastrophique qui bouleversait son pauvre navire. Ses jurons, malheureusement, ne le firent pas naviguer plus vite. À bout de souffle, il ordonna furieusement à ses matelots de tirer le canon d’alarme, dans l’espoir d’avertir la côte ; mais il lui parut soudain avoir sous-estimé la distance qui l’en séparait. Comme pour le lui confirmer, le Belfast, qui fendait la mer avec une célérité désespérante, répondit par un coup de canon dont le boulet vint s’abîmer à quelques mètres du navire.
« Ces fils de chien savent pointer leurs canons ! » s’écria l’un des matelots. « C’est sûr, quand il cause, çui-là, y a plus qu’à fermer sa gueule ! » enchérit un autre en descendant péniblement de son mât pour se mettre à l’abri. Le capitaine, excédé, vint le saisir par le col pour le secouer violemment : « Vous vous entraînez à lui pétrir les couilles dans l’espoir de pouvoir faire défection, bande de rats de cale ?! Montrez plus de zèle pour votre capitaine ou c’est moi qui vous canonne le cul ! » Mais tout était dit. Après avoir rageusement repoussé le matelot, le capitaine braqua de nouveau sa longue-vue du côté de la terre et, ne distinguant plus rien, exhala un énorme soupir. « Nous sommes encore plus loin d’Akantha que je ne le croyais… » admit-il, vaincu. Et à peine eut-il terminé de prononcer ces mots qu’un second coup de canon, mieux ajusté, envoya dans la coque du Morgenster un boulet qui l’éventra.
***
Mars 306 — Avril 324.
Maria Grimeborne, née Marianina Hoffmeister, fut à n’en point douter l’enfant le plus difficile de sa fratrie. Ni la chaleur d’Akantha, ni les efforts conjugués de ses précepteurs ne suffirent à l’assommer durablement. La sérénité du vaste domaine familial, sitôt qu’elle y ouvrit les yeux par un superbe mois de Mars, et jusqu’à ce qu’elle puisse s’y arracher, ne cessa jamais d’être troublée par ses frasques et ses cris. Sa mère l’aima avec une pudeur sévère qui la rendit maladroite envers sa fille, son père avec la distance complaisante que lui imposaient ses affaires à la Cour, et l’un comme l’autre fut peu disposé à suer pour discipliner son incorrigible progéniture – un aristocrate, par définition, ne suait pas.
L’audace et le caractère de Marianina fleurirent monstrueusement quand elle fut en mesure de parler et de marcher : tout, dès alors, laissa présager qu’elle ne s’accommoderait jamais de la passivité. D'une part très exclusive, les éducateurs n'étant pas issus de sa famille lui parurent d'abord illégitimes : ses précepteurs vécurent à peu de choses près un véritable cauchemar en sa compagnie et durent longtemps se succéder, remerciés au terme de performances plus ou moins fructueuses ; et d'autre part aventureuse, très sensible à l'espace qu'elle pouvait parcourir et à la découverte spontanée qui fait de l'enfance un rêve éveillé, elle ne souffrit pas d'être la dernière-née : au contraire, elle vit dans la priorité que l'on accordait à son frère et à sa sœur un moyen d'échapper aux enseignements plus rébarbatifs. Son égoïsme enfantin fut à l'origine de l'attachement qu'elle eut pour son aînée tout particulièrement, étrangère à l'envie, à la jalousie, à la rivalité ; peut-être parce qu'elle-même était une fille et qu'elle sentait déjà poindre en elle un sentiment étrange de solidarité.
« L'élève choisit son maître. » disait-on complaisamment pour commenter ses écarts, et de fait, par son irritabilité et son impétuosité, Marianina imposa à ses précepteurs le choix d'une éducation majoritairement libertaire. Elle était curieuse, mais refusait que l'on orientât sa curiosité. Elle aimait par-dessus tout éprouver les limites de son corps, et devenait malade de fureur dès que l'on cherchait à la tenir en bride – l'intention était louable, car elle se blessait souvent, mais elle souffrait plus encore de ne pouvoir aller à sa guise au sein du domaine familial. De ce fait, à l'âge de sept ans, on la confia à un maître d'armes qui se chargea de canaliser au mieux ses dépenses physiques. Les petites épées de bois et les hachettes de l'armurerie trouvèrent grâce à ses yeux ; découvrir la discipline spécifique qu'elles impliquaient commença de la rendre sensible à l'histoire militaire des différentes nations que l'on essayait alors de lui conter au quotidien. Cet enthousiasme motiva chez son précepteur du moment de longs discours de responsabilisation ; mais ceux-ci ne parvinrent pas à endiguer son indocilité.
Certes, elle s'épanouit dans l'exercice physique et dans l'art des armes plus que dans les disciplines intellectuelles ; fit du dépassement de soi une valeur, une véritable hygiène de vie et se reconnut à cet égard dans la mentalité akanthienne. Mais les affinités qu’elle se trouva avec la société s’arrêtèrent là : elle n'était pas faite pour la sédentarité, et une brève entrée dans le monde, peu avant sa majorité, devait par ailleurs le lui confirmer. La fréquentation des nobles de son âge mit effectivement au jour l'incompatibilité critique entre leurs jeux de masques et son franc-parler souvent déplacé ; si certains lui plurent, elle eut pour d'autres des paroles déplaisantes qui commencèrent d’entacher la réputation de sa famille. S'excluant ainsi elle-même du cercle aristocratique de ses parents et des mondanités qu'elle méprisait, Marianina, physiquement incapable de demeurer à la Capitale, de toute évidence destinée à être une femme d'épée et non une courtisane, embrassa sa sœur, ébouriffa les cheveux de son frère, puis s’enrôla résolument dans l’armée, échappant par là même aux horreurs diplomatiques et conjugales que l’on pouvait alors réserver aux « jeunes filles » de bonne famille.
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21 mai 387.
Le capitaine, profondément consterné, avait dû se résoudre à mettre en panne. Le Belfast ne se trouvait plus qu’à quelques portées de fusil et présentait sans ambages les gueules sinistres de douze canons prêts à faire feu. « N’est-il pas censé y avoir des navires de patrouille toujours prêts à intervenir rapidement en cas d’attaque pirate ? » demanda le vieil homme qui se tenait à ses côtés, forcé d’assister, impuissant, à l’abordage imminent de l’ennemi. Le capitaine se tut, dépassé par l’extraordinaire concours de circonstances qui le forcerait, d’un instant à l’autre, à regarder la mort en face. Le vieil homme poursuivit avec défiance : « Sans doute ont-ils graissé la patte d’un équipage pour être sûrs d’avoir le champ libre ? La vôtre aussi, peut-être ? » Derrière eux, les autres négociants tremblaient et se lamentaient de ne pas avoir engagé, par avarice et prudence tout à la fois, quelque homme de main pour protéger les millions qu’ils avaient péniblement amassés ces dernières années. Le capitaine songea à les faire taire lui-même en les passant au fil de son épée, eux et ce vieil homme impertinent qui continuait de lui adresser des paroles désobligeantes. Mais son œil était invinciblement attiré par le navire ennemi, devinant, à mesure qu’il l’observait, tous les secrets de sa vitesse : la forme allongée et l’étroitesse de la coque en acier lui donnaient un élancement remarquable ; la haute et imposante mâture retenait un dédale de cordages habilement maîtrisé par l’ensemble des matelots solidement armés qui en orientaient la voilure avec aisance. Lorsque les deux navires furent presque bord à bord, la puissance de leurs gestes conféra au gréement une surprenante apparence de légèreté. Le capitaine, en considérant ces figures durcies par les rigueurs de la navigation, abandonna tout à fait l’idée de leur opposer la moindre résistance : Le Morgenster était équipé de quelques canons, mais ceux-ci, en l’absence d’hommes capables de manipuler une arme et disposés à se battre, ne constitueraient qu’une maigre et inutile temporisation face à des guerriers qui se tenaient ostensiblement prêts à les dévorer en cas de révolte. Ses épaules s’affaissèrent pour de bon quand une secousse indiqua que les deux vaisseaux venaient enfin de se toucher ; alors, le silence sépulcral qui régnait sur le pont supérieur, signe de l’intraitable discipline à laquelle leur capitaine les avait soumis par une puissante volonté de maîtrise, fut rompu par le hurlement énergique d’un officier : « Les grappins d’abordage ! »
Aussitôt, les matelots s’ébranlèrent comme l’aurait fait un seul corps, leste et nerveux. En un instant, Le Morgenster fut accroché au Belfast et, suivant les ordres que leur donnait l’officier, chacun d’eux bondit à bord de la prise, qui pour lier les poignets des matelots et des passagers, qui pour s’emparer des trésors qui reposaient dans les cales. Les négociants virent défiler, impuissants, leurs millions et leurs vivres, avant d’être eux-mêmes transportés et jetés sur le pont du Belfast comme de vulgaires marchandises. Comme le vieil homme traversait la passerelle à son tour, rudement poussé par l’un des matelots ennemis, il aperçut pour la première fois, au pied du grand mât, une haute silhouette, bras croisés, épaules épaissies par un long manteau en cuir et hanches ceinturées de deux hachettes et d’un pistolet. Il crut distinguer, dans l’ombre du chapeau à larges bords qui la garantissait du soleil couchant, les traits funestes et acérés d’un masque morbide. À la façon dont l’officier se tournait de temps à autre vers elle, il comprit que c’était de celle-ci qu’il prenait ses ordres depuis le début pour les répéter au reste de l’équipage dans de féroces hurlements, et qu’il s’agissait sans doute de leur capitaine. Mais il se surprit à ne distinguer les vestiges d’une hypothétique féminité qu’en tout dernier lieu. Le matelot qui le talonnait lui administra un solide coup de poing sur l’arrière du crâne sitôt qu’il remarqua l’insistance de ses regards. Il s’effondra sur le pont et n’assista à la suite des opérations qu’à demi-conscient. Le capitaine avait levé une main gantée vers ses hommes et, sur un ordre qu’il leur donna d’un sifflement déchirant, à peine étouffé par son masque, ceux-ci se précipitèrent de nouveau sur Le Morgenster, grimpèrent en haut de la mâture, s’accrochant aux cordages avec une habileté arachnéenne pour le dépouiller prestement de ses vergues et de ses voiles. C’était le signe, pour l’équipage du Morgenster, que leur navire serait coulé, faute de représenter une prise assez intéressante pour que le Belfast s’en embarrasse dans la perspective d’une revente auprès de ports peu scrupuleux. C’était le signe qu’ils ne bénéficieraient pas du sursis d’un ultime voyage, offert par la nécessité de réparer et d’entretenir le brick à moindres frais.
Le capitaine du Morgenster, mis à genoux sur le pont, serra fortement les mâchoires comme les matelots décrochaient les grappins d’abordage pour les ramener à eux. Il vit bientôt s’avancer sur le pont un jeune homme aux lourdes tresses brunes, dont la mise était, comme celle du lieutenant, plus recherchée que celle du reste de l’équipage. L’air placide, il leva tranquillement les mains, paumes tournées vers le vaisseau déserté qu’un ver de feu ne tarda pas à ronger. Les craquements sinistres du bois léché par les flammes hérissèrent la nuque du captif. Il ne put s’empêcher d’éprouver la résistance de ses liens, tout comme le firent les matelots infortunés qui, sans cérémonie, furent jetés à la mer pieds et poings liés en dépit de leurs ruades ponctuées de jurons. Leurs cris, plus ou moins rapidement suivis du bruit sourd de leur chute, formèrent à ses oreilles une écœurante clameur. Mais il ne sut ce qui le révulsa le plus : la terreur avec laquelle les négociants observaient le délestage barbare du navire ou la curiosité espiègle qu’arboraient les pirates tandis qu’ils considéraient les diverses manières dont les prisonniers tombaient à l’eau, leurs contorsions, leurs grimaces, la dernière goulée d’air qu’ils parvenaient à respirer grotesquement avant de boire tout à fait l’écume qui les auréolait. De toute évidence, il s’agissait pour eux d’un événement devenu parfaitement ordinaire : il n’y avait sur leurs traits ni moquerie, ni pitié, simplement une accoutumance détachée où n’entrait encore aucune lassitude.
Les canonniers, pendant ce temps-là, avaient repêché le traître qui avait compromis la fuite de son navire. Aidé de ses complices, le jeune triton passa promptement des vêtements secs et se dirigea vers son capitaine d’une démarche à peine incommodée par sa récente transformation. Il dut se mettre sur la pointe des pieds pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille, tout en désignant l’un des négociants agenouillés sur le pont. Grimeborne le considéra tout en flattant la crosse ouvragée de son pistolet, avant de se diriger vers lui d’un pas aussi tranquille que pouvait l’être celui d’un prédateur assuré de refermer les crocs sur sa proie.
***
Mai 329.
La salle de bal des Hoffmeister, finement apprêtée pour célébrer le mariage de leur fils, commençait graduellement à bourdonner. Le parfum des femmes embaumait l’air qui s’échauffait, les convives se dispersaient en groupes selon leurs affinités, curieusement attirés, pour la majorité, par les mets exquis déployés sur un copieux buffet ; on marchait quelquefois par inadvertance – ou exprès si l’on s’appelait Marianina – sur les traines de robes improbables, trébuchait sur des cannes d’agrément mal tenues. Les propos frivoles formaient un essaim de mouches au-dessus des têtes – « Gros tas de merde. » croyait-on entendre d’une certaine bouche dont on se demandait décidément ce qu’elle fichait là – et les sourires comme les faux-semblants se multipliaient très naturellement.
Retranchée près des fenêtres donnant sur la terrasse, Marianina remarqua sa sœur, Elise, le visage rayonnant, auréolé d’une charmante couronne tressée. Celle-ci essayait de la rejoindre, arrêtée quelquefois par l’exigence mondaine qui ne se contentait pas toujours de politesses distraites jetées çà et là. Elégamment vêtue d’une robe bleu et noir brodée de fil d’argent, elle semblait faite pour se rouler allègrement dans la boue chamarrée des mondanités et soutenir jovialement les conversations les plus insipides. Son bras fluet ne tarda pas à s’enrouler autour du sien. « N’aurais-tu pu faire un effort et choisir une tenue plus festive que ton uniforme d’apparat pour le mariage de ton propre frère ? » s’enquit-elle dans un sourire qui, au fond, ne lui tenait pas rigueur de ses indélicatesses. Marianina baissa les yeux sur le regard clair de sa grande sœur, un pli boudeur au coin des lèvres. « Il faut voir le bon côté des choses, répondit-elle en haussant maussadement les épaules : les broderies rendent le tissu trop rêche et m’empêcheront au moins de m’en servir plus tard comme d’un torche-cul. » C’était sa façon habituelle de punir les considérations vestimentaires. Sans lui reprocher sa grossièreté, Elise l’attira sur la terrasse où de rares convives s’étaient retirés après s’être mêlés à la danse qui animait le cœur de la salle. L’agréable fraîcheur du soir avait tout à fait emporté l’air suffocant du jour et la susurration paisible des criquets rendait l’endroit propice aux méditations contemplatives.
Une fois qu’elles furent assez isolées, Elise, appuyée au parapet en pierre, se laissa aller contre l’épaule de sa cadette, dans une posture familière qu’elle était accoutumée à prendre lorsqu’elles étaient plus jeunes et moins muselées par les convenances. « Klemens était heureux de te voir. » murmura-t-elle en promenant ses regards sur les ombres imperceptiblement mouvantes du jardin, une indéfinissable pudeur au bout des lèvres et des yeux. Si les Hoffmeister s’aimaient, ils n’étaient jamais parvenus à le manifester avec la dextérité qu’ils pouvaient déployer en société. Aussi se taisaient-ils, sans pour autant réussir à augmenter leurs silences du sens des mots qu’ils ne prononçaient pas. Marianina souffla bientôt son incrédulité par le nez. « Heureux que je lui aie présenté mes respects bien sagement, sans me faire remarquer. » rectifia-t-elle en abandonnant progressivement sa raideur au profit d’une attitude un peu plus détendue. Contre toute attente, il ne s’agissait là que d’un constat, étranger – ou presque – à la rancœur. Sa voix s’était simplement nuancée de moquerie. Sa famille, elle le savait, était encore échaudée par les déconvenues qu’elle avait pu provoquer dans leur cercle de relations, quelques années auparavant ; aussi avait-elle de très bonne grâce promis de se tenir tranquille pour épargner son frère et ce qui devait être le plus beau jour de son existence.
Elle sentit Elise frotter tendrement sa joue contre l’arrondi encore trop rigide de son épaule… « Que penses-tu de son épouse… ? » Et crut entendre un sourire malicieux dans sa voix. « Une belle plante, c’est sûr, déclara-t-elle en se renfrognant. On reconnaît bien là les goûts vulgaires et faciles de Klemens – je le lui ai dit, d’ailleurs. Tu te sens prête à la côtoyer quotidiennement ? » Elise se composa un sourire de circonstance en guise de réponse. « Nous saurons bien prétendre être les meilleures amies du monde. Je n’ai jamais compris ton incapacité à saisir la simplicité des faux-semblants, Nina. Il est tellement plus confortable de se montrer conciliant et de ne pas être le cynique ou le trouble-fête de la bande. » Marianina reconnut sans peine l’ironie de son discours derrière son apparence de sermon. Elise, en un sens, était paresseuse : elle préférait contempler de loin les travers de l’illusion aristocratique, la grande mascarade sociale à laquelle ses pairs se livraient, les paupières alourdies et sans jugement apparent, complaisamment alanguie comme pouvait l’être une comtesse à la sieste. Son indifférence inhérente, qu’elle partageait avec la majorité des individus, lui permettait de fermer les yeux sur les petites mesquineries ambiantes. Elle ne prenait ombrage de rien, et lorsque la vanité d’un pair la bousculait un peu trop, recourir à la rhétorique qui consistait à minauder pour mieux planter le poignard qu’elle gardait dans son corsage lui paraissait parfaitement naturel. Marianina, elle, avait très tôt éprouvé un vide nauséeux parmi ses prétendus semblables. Sans doute aurait-elle préféré ne pas avoir à se montrer ingrate à l’égard de ses parents qui lui avaient ménagé toutes les commodités imaginables. « Mais oui, sourit-elle sarcastiquement. Et viendra un jour où ton obligeance te forcera à sucer des burnes pour lesquelles tu ne seras pas en mesure d’ouvrir assez grand. Que feras-tu alors, ma chère, très chère, trop chère grande sœur ? » Elise, cette fois, lui tapa sèchement le bras du dos de la main, à mi-chemin entre l’amusement et l’indignation. C’est qu’elle avait, comme toujours, une façon absolument abominable de concilier vulgarité et diction soignée. « Comment te supportent-ils, dans la marine ? demanda-t-elle en affectant la consternation. Enfin, je suppose qu’ils ne sont pas beaucoup plus fréquentables que toi. » Un sourire avait de nouveau perlé dans la voix de l’aînée. « Raconte-moi. »
Mais Marianina se mura dans un silence éloquent. Parce qu’il n’y avait rien à raconter, au fond ; rien qui ne fut digne, en tout cas, de l’intérêt d’une jeune aristocrate, ni même d’un guerrier. Les soldats de la marine étaient disciplinés tant qu’ils n’avaient pas l’occasion d’écouler leur temps de pause dans l’alcool. L’ennui faisait des ravages à bord des vaisseaux : la surveillance des routes maritimes, toujours les mêmes, ne permettait aucun écart, aucune découverte, et la défense des navires de commerce contre les assauts des corsaires et des pirates ne divertissait qu’un temps. La routine instillait de surcroît une assurance dangereuse et dégoûtante dans l’esprit de ses collègues. Ceux-ci, après s’être avinés, s’octroyaient de plus en plus souvent des rétributions officieuses prélevées sur les marchandises sauvées, et lorsque ces dernières consistaient en esclaves, il semblait à Marianina que le bruit des ceintures prestement débouclées l’emportait un peu trop vite sur celui des lances et des épées qui se croisent.
Elise comprit. Sans un mot, elle se blottit un peu plus contre son bras, caressant sa main dans un geste de réconfort. Elles restèrent un moment ainsi, enlacées dans la communion de leur silence que troublait à peine la rumeur lointaine des convives. Bientôt cependant, l’aînée se risqua à murmurer timidement. « Tu sais… Je pense que tu devrais abandonner la marine. » Elle marqua une pause prudente, percevant toute la désapprobation qui recommençait de nouer les épaules de sa sœur. « Termine ton service honorablement et reviens-nous. Papa et Maman n’oseraient jamais l’admettre, mais tu leur manques. » Néanmoins il lui fut indiciblement douloureux d’entendre Marianina laisser échapper un ricanement. Elle se défendait toujours ainsi de l’affection que l’on pouvait lui témoigner. Elle, si tempétueuse d’ordinaire, opposait aux sentiments d’autrui un tempérament paradoxalement dépassionné. Cet aveu ne l’attendrissait pas du tout. « Ne t’inquiète pas, répondit-elle en se redressant. Je saurai bien m’arranger pour qu’ils ne puissent bientôt plus me voir en peinture. » Elise suivit son mouvement en poussant un long soupir et la dévisagea longuement. « Tu as le regard d’une enfant qui ne va pas pouvoir s’empêcher de faire une grosse, grosse bêtise... » remarqua-t-elle en rajustant nerveusement le col de sa cadette. Et elles s’étaient, d’une seconde à l’autre, retrouvées front contre front, affectueusement complices en dépit de tout ce qui les séparait. « Ne fais pas d’ânerie, Nina. S’il te plait. »