de la débâcle et du silence
Whispering
Morning, keep the streets empty for me
Morning, keep the streets empty for me
« Ah ça, elle est grande l'infortune du monde... »
La pluie courbait les échines des plus téméraires et les enjoignait à accélérer le pas. Dès lors que le soleil avait décidé d'abdiquer tout était allé très vite; l'orage avait grondé son approbation et les nuages avaient fait de l'empyrée leur chasse gardée, terrassant toute forme de résistance diurne.
Ses bottines claquèrent sur le pavé trempé, troublant dans une flaque d'eau le reflet des bâtiments de pierre qui cernaient la rue et dont les façades avaient revêtu un aspect abominablement mélancolique. Elsbeth acquiesça gravement aux dires de son frère de savoir — un savant nuévien de renom qu'elle estimait plus pour sa science que pour ses opinions, elle-même se faisant sa propre idée en ce qui avait trait à “l'infortune du monde”.
Il y avait de cela peu de temps une créature dont on ne savait rien hormis la terreur qu'elle inspirait avait secoué les ruines d'une nation que le commun des mortels pensait jusqu'alors endormie. Depuis, les murmures effrayés couraient les allées, les uns et les autres se voyaient vilipendés, accusés d'avoir entrouvert le précipice au fond duquel l'humanité trouverait son terme sanglant et inéluctable, sans même en connaître les circonférences. Et ce discours trouvait en la voix de Caliban Akhmîm, professeur émérite de l'Université de Nueva, un fervent écho.
Ils revenaient tous deux d'un colloque comme il s'en faisait beaucoup en ces temps et dont l'ambition — pas des moindres — était d'éclairer les circonstances et les enseignements à tirer des évènements en question. Esbelth trouvait, elle, une sorte de réconfort dans ce soubresaut chaotique; sans être dévote, peut-être était-ce là l'indignation des seuls dieux légitimes qui avaient enfin trouvé un digne truchement. Ces espoirs étaient restés sous silence dans les gradins mais elle savait qu'ils affleuraient dans d'autres esprits encore que le sien.
Au détour d'une allée elle prit congé de son compagnon de marche, récupérant avec sollicitude ses manuscrits qu'il lui avait proposé de porter. Il y avait parmi ceux-ci des titres qu'elle avait tout intérêt à garder sous le sceau du secret. Ils combinèrent d'un rendez-vous dans les jours à venir pour poursuivre de concert leurs recherches. Caliban ignorait tout des plus sombres intentions qui animaient l'enthousiasme de son égale pour ses éminentes recherches sur la cristomagie et ses talents de linguiste, ou à tout le moins ne laissait aucunement paraître le contraire.
Désormais seule, Elsbeth pressait le pas; relevant le capuchon de sa pèlerine et frôlant les murs, elle évitait les flots qui gagnaient avec assurance le milieu de la chaussée. L’état de trouble dans lequel elle se trouvait constamment lui commandait de baisser son regard lorsqu’elle croisait le chemin d’une autre personne. Les voix à son oreille — était-ce les mânes de ses ancêtres ou bien une conscience manifestement déliquescente ? — lui susurraient que ses astuces étaient vaines, que ses forfaits étaient gravés à l'encre indélébile sur le parchemin délicat de son visage. L'assassin porte sur ses épaules le fardeau de ses crimes, le bagnard tire son boulet, le galérien s'épuise à ramer; Elsbeth se trouvait elle aussi sous le joug de ses fautes, un perpétuel étau enserrant sa gorge et aliénant ses pensées.
C'est peut-être ceci qui la fit suspendre sa marche empressée après avoir été bousculée par un jeune homme qui épiait les alentours d'un air qu'elle devinait anxieux. Ou bien était-ce son visage étrangement familier. Ou encore un sentiment de lointaine affinité, elle qui fuyait ses démons, lui qui semblait fuir quelqu'autre chose ou être plus tangibles. Ou enfin était-ce son exil sylvestre qui lui intimait de s'abreuver à la source des interactions sociales avant qu'il ne soit temps de renouer avec lui.
Elle rebroussa chemin en suivant l'examen attentif de l'individu pour s'assurer que ce dont il se cachait ou ce qu'il cherchait ne l'avait pas déjà décelé dans l'ombre du coin de ruelle. Se tournant à nouveau vers lui elle l'observa prudemment, gardant son capuchon élevé. C'était un homme brun, vraisemblablement un soldat au vu de sa carrure, quoiqu'encore bien jeune et ne portant pas l'uniforme. Elle nota:
« Vous avez des ennuis. »
Ce n'était pas une question, mais un simple et laconique constat, que lui avait inspiré une science aiguisée. Et à Elsbeth de proposer doucement, après un temps d'hésitation:
« Si vous cherchez un abris, je peux vous indiquer l'adresse d'une enseigne discrète et peu regardante. »
Elle savait bien que son apparence n'inspirait que peu de confiance et la promesse d'un refuge était d'ailleurs à charge de revanche.
La pluie courbait les échines des plus téméraires et les enjoignait à accélérer le pas. Dès lors que le soleil avait décidé d'abdiquer tout était allé très vite; l'orage avait grondé son approbation et les nuages avaient fait de l'empyrée leur chasse gardée, terrassant toute forme de résistance diurne.
Ses bottines claquèrent sur le pavé trempé, troublant dans une flaque d'eau le reflet des bâtiments de pierre qui cernaient la rue et dont les façades avaient revêtu un aspect abominablement mélancolique. Elsbeth acquiesça gravement aux dires de son frère de savoir — un savant nuévien de renom qu'elle estimait plus pour sa science que pour ses opinions, elle-même se faisant sa propre idée en ce qui avait trait à “l'infortune du monde”.
Il y avait de cela peu de temps une créature dont on ne savait rien hormis la terreur qu'elle inspirait avait secoué les ruines d'une nation que le commun des mortels pensait jusqu'alors endormie. Depuis, les murmures effrayés couraient les allées, les uns et les autres se voyaient vilipendés, accusés d'avoir entrouvert le précipice au fond duquel l'humanité trouverait son terme sanglant et inéluctable, sans même en connaître les circonférences. Et ce discours trouvait en la voix de Caliban Akhmîm, professeur émérite de l'Université de Nueva, un fervent écho.
Ils revenaient tous deux d'un colloque comme il s'en faisait beaucoup en ces temps et dont l'ambition — pas des moindres — était d'éclairer les circonstances et les enseignements à tirer des évènements en question. Esbelth trouvait, elle, une sorte de réconfort dans ce soubresaut chaotique; sans être dévote, peut-être était-ce là l'indignation des seuls dieux légitimes qui avaient enfin trouvé un digne truchement. Ces espoirs étaient restés sous silence dans les gradins mais elle savait qu'ils affleuraient dans d'autres esprits encore que le sien.
Au détour d'une allée elle prit congé de son compagnon de marche, récupérant avec sollicitude ses manuscrits qu'il lui avait proposé de porter. Il y avait parmi ceux-ci des titres qu'elle avait tout intérêt à garder sous le sceau du secret. Ils combinèrent d'un rendez-vous dans les jours à venir pour poursuivre de concert leurs recherches. Caliban ignorait tout des plus sombres intentions qui animaient l'enthousiasme de son égale pour ses éminentes recherches sur la cristomagie et ses talents de linguiste, ou à tout le moins ne laissait aucunement paraître le contraire.
Désormais seule, Elsbeth pressait le pas; relevant le capuchon de sa pèlerine et frôlant les murs, elle évitait les flots qui gagnaient avec assurance le milieu de la chaussée. L’état de trouble dans lequel elle se trouvait constamment lui commandait de baisser son regard lorsqu’elle croisait le chemin d’une autre personne. Les voix à son oreille — était-ce les mânes de ses ancêtres ou bien une conscience manifestement déliquescente ? — lui susurraient que ses astuces étaient vaines, que ses forfaits étaient gravés à l'encre indélébile sur le parchemin délicat de son visage. L'assassin porte sur ses épaules le fardeau de ses crimes, le bagnard tire son boulet, le galérien s'épuise à ramer; Elsbeth se trouvait elle aussi sous le joug de ses fautes, un perpétuel étau enserrant sa gorge et aliénant ses pensées.
C'est peut-être ceci qui la fit suspendre sa marche empressée après avoir été bousculée par un jeune homme qui épiait les alentours d'un air qu'elle devinait anxieux. Ou bien était-ce son visage étrangement familier. Ou encore un sentiment de lointaine affinité, elle qui fuyait ses démons, lui qui semblait fuir quelqu'autre chose ou être plus tangibles. Ou enfin était-ce son exil sylvestre qui lui intimait de s'abreuver à la source des interactions sociales avant qu'il ne soit temps de renouer avec lui.
Elle rebroussa chemin en suivant l'examen attentif de l'individu pour s'assurer que ce dont il se cachait ou ce qu'il cherchait ne l'avait pas déjà décelé dans l'ombre du coin de ruelle. Se tournant à nouveau vers lui elle l'observa prudemment, gardant son capuchon élevé. C'était un homme brun, vraisemblablement un soldat au vu de sa carrure, quoiqu'encore bien jeune et ne portant pas l'uniforme. Elle nota:
« Vous avez des ennuis. »
Ce n'était pas une question, mais un simple et laconique constat, que lui avait inspiré une science aiguisée. Et à Elsbeth de proposer doucement, après un temps d'hésitation:
« Si vous cherchez un abris, je peux vous indiquer l'adresse d'une enseigne discrète et peu regardante. »
Elle savait bien que son apparence n'inspirait que peu de confiance et la promesse d'un refuge était d'ailleurs à charge de revanche.